La quintessence d’une œuvre

Article publié dans le n°1028 (16 déc. 2010) de Quinzaines

 Quelques vers de Franck Venaille pour commencer, pour dire l’ensemble d’une œuvre et d’un parcours. On lit, dans la disposition même des vers, dans le vide créé par l’enjambement, la maladie et le désir de rester poète, de traduire par les mots l’horreur et la beauté du monde.
Franck Venaille
La descente de l’Escaut, suivi de Tragique
 Quelques vers de Franck Venaille pour commencer, pour dire l’ensemble d’une œuvre et d’un parcours. On lit, dans la disposition même des vers, dans le vide créé par l’enjambement, la maladie et le désir de rester poète, de traduire par les mots l’horreur et la beauté du monde.

Depuis bien longtemps maintenant, le nom Venaille est un mot de passe. Le poète, dont les premiers recueils ont paru dans le début des années soixante entre dans la collection « Poésie », chez Gallimard, et c’est une forme de reconnaissance qui le place au côté des plus grands, dont il est. Cela dit, la question du prestige, de la reconnaissance officielle est tout à fait accessoire pour quelqu’un qui vit en poésie, qui consacre désormais toute son énergie à l’écriture.

La Descente de l’Escaut est l’un de ces livres « belges », puisqu’une part de son identité fait de Venaille un poète de cette terre. Depuis La Tentation de la sainteté, et à travers différents textes, Venaille s’est emparé de ce territoire, de sa lumière, de son paysage et de ses eaux, mer ou fleuves. Ses références littéraires le sont aussi, entre Maeterlinck et les peintres, parmi lesquels Ensor, qu’il ne cite pas forcément mais dont la dérision et les grimaces traversent sa poésie. Parlant de lui comme d’un double, il donne une clé sur son identité flamande : « Mais justement, n’était-ce pas cet état primitif/qu’il était venu chercher jusqu’ici ? » Revenir à une enfance, renaître au fond, est l’une des questions qui reviennent dans l’œuvre de Venaille. Ce n’est pas pour rien que son tout premier recueil, en 1966, s’intitulait Papiers d’identité. Hourrah les morts ! évoquait l’enfance dans un XIe arrondissement disparu. Et au gré de ses métamorphoses, il n’a cessé de devenir autre, nous y reviendrons.
L’Escaut est ce fleuve qui traverse les Flandres néerlandaises, belges et françaises. Nommer ce trajet n’est pas inutile au moment de lire ce long poème qui s’apparente à la marche du « Wanderer », ce promeneur romantique que cite Venaille. Lui-même se désigne en « marcheur d’eau », poursuivant « Il étreint le froid/Il a peur du vide/Il étreint le vide. » Tout au long du parcours poème, et dans sa disposition même, cette étreinte du vide revient, comme une menace et un défi. Venaille a remanié son texte pour en revoir la disposition, lors du passage de l’édition courante à celle de poche. Mais la variété formelle et spatiale demeure : parfois les strophes occupent le bas de page, comme pour figurer les terres sans relief qui jouxtent le fleuve. Parfois les strophes forment des blocs compacts, quand d’autres poèmes sont des vers isolés, hantés par ce vide évoqué. On trouve aussi des vers d’une syllabe, tout en verticalité, comme les vrilles qui creusent, ou comme la représentation d’une plongée, à quoi souvent La Descente de l’Escaut s’apparente. Enfin il y a ces poèmes en prose très denses, blocs, ébauches de récits ou d’images, matière opposée au tremblement, à la « gigue » qui handicape le poète. Un très beau poème de la page 100 évoque le malade et ses compagnons de l’hôpital, faisant écho aux premiers vers du recueil : « Quand tremblement l’agite/Vite ! // Médicament/qu’on sort. Hors ! L’esprit demeure vif/ Snif ! // Doux espoir/Au revoir ! » Venaille échappe au pathétique usant du vers comme Jules Laforgue, pour désamorcer ce qu’il y a de tragique dans sa condition de malade, ou comme Michaux, cité page 123 qui lui aussi « [s’unit] à l’Escaut », ne pouvant être pomme.

S’il n’est pomme, Venaille est cheval. Cheval de trait plutôt que pur-sang. Capitaine de l’angoisse animale écrivait-il. Le cheval de trait, lent et austère, suit le cours du fleuve, avance « quand un simple talus devient montagne », libère le poète de son tremblement, de sa faiblesse. Il est celui qui marche, obstinément : « Moi je marche pour tenter de comprendre les raisons de ma fuite. Ne cherchant que la paix et n’aspirant qu’au calme plat des vagues. » Marcher, c’est tenter d’échapper aux « cinq sœurs malades » (p. 108), poursuivre une quête à la fois ordinaire et magique : « Ce que je cherche ne s’apparente pas à la beauté. Ce que je reçois du fleuve s’apparente à la grâce. » Les paysages, les lieux sont évoqués au fil de la marche, à travers couleurs et formes, sans souci de séparer le bas du haut, l’eau semblable au pus, les rats qui hantent les bords de l’eau, « les usines verticales aux abois » de la lumière pure qui éclaire ce paysage des Flandres « Où toute terre converge vers la lumière intime de l’eau ». Venaille montre les bords de l’Escaut, la brique rouge des villes, les noms de lieux, les marques de bière, le souvenir des temps oubliés, celui du Germinal Ekeren, club de football dont les défaites le faisaient pleurer (écho du Red Star, le club du poète évoqué entre autres dans Hourrah les morts !).

Tragique, que l’on trouvera comme suite à La Descente de l’Escaut, est ancré dans d’autres lieux, et associé à d’autres poètes que Venaille aime : Jouve, Nietzsche, Virginia Woolf apparaissent en filigrane derrière les îles Borromées l’Engadine ou Kew Garden à Londres. Venaille n’écrit pas sur le motif, mais il y prend des notes et les échos en reviennent, lointains, transfigurés par la forme, toujours autre.

Dans un article qu’il consacrait au poème, Claude Adelen (1) évoquait la Passion et la cantate Actus tragicus de Bach. Il n’y a rien à ajouter à ce beau texte qui lisait Venaille à la lumière du Cantor de Leipzig. Il n’y a rien non plus à ajouter à la préface de Jean-Baptiste Para, maître d’œuvre d’un très intéressant numéro de la revue Europe (2) consacré au poète. Nous y renvoyons les lecteurs, les amateurs de poésie, et celles ou ceux qui aiment découvrir une langue à la fois souveraine et inventive.

1. Voir QL n° 823, 16 janvier 2002.
2. Europe n° 938-939, juin-juillet 2007.

« Descendre
au plus
profond
du corps
du fleuve.

la mer
se noie !
Plonger !
Plonger !
Puis
retrouver
ce monde
de si peu
de joie. »

Franck Venaille, La Descente de l’Escaut, © Gallimard.

Norbert Czarny

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