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Article publié dans le n°1068 (16 sept. 2012) de Quinzaines

Un roman impressionnant, qui ordonne un basculement dans une œuvre qui prend sa mesure, et nous rappelle ce que peut de grand la littérature.
Christine Angot
Une semaine de vacances
Un roman impressionnant, qui ordonne un basculement dans une œuvre qui prend sa mesure, et nous rappelle ce que peut de grand la littérature.

Vacances de la Toussaint, début novembre, l’année de la mort de Franco, en Isère. C’est le matin, dans une salle de bains, dans une maison de location, avec un jardin traversé d’une corde à linge sur laquelle un vêtement orange est suspendu, une décoration simple, rudimentaire. Un roman de Gilbert Cesbron traîne, entamé, un exemplaire du Monde abandonné négligemment. Là, un homme, mûr, de taille moyenne, « un mètre soixante-dix-sept, soixante-dix-huit », aux lèvres fines « qui ressemblent à celles de l’acteur Jean-Louis Trintignant » et une jeune fille dont on ne sait presque rien, sauf ce qu’il lui dit d’elle-même, de son corps, de ses seins, comparés à « des pamplemousses », de ses fesses, du grain de sa peau, différent de celui de sa femme, granuleux, de sa toison, de ce qui la distingue de ses autres maîtresses, des autres corps qu’il possède.

Car c’est de possession qu’il s’agit, de pouvoir, de contrôle, de domination. Tout le temps du roman se restreint à ce pur effet. Dès le commencement – direct, frappant et où, en même temps, pointe une impression de trouble –, l’homme n’est qu’un désir dévorant pour elle, pour ce qu’elle est, pour sa forme. Nous ne pouvons échapper à la désarmante première phrase d’un récit qui n’est qu’un long souffle entrecoupé, froid, insoutenable : « Il est assis sur la lunette en bois blanc des toilettes, la porte est restée entrouverte, il bande. » S’ensuit une longue scène – tout le roman en réalité, entrecoupé de brèves digressions efficacement intercalées – de nature sexuelle durant laquelle la jeune fille se plie aux désirs et aux commandements de l’homme qui la dirige avec une application et une sournoiserie glaçantes.

Il faudra attendre la page quarante-trois pour découvrir (1) qu’il s’agit d’un père et de sa fille, d’une scène qui se rejoue, qui se répète. En effet, le roman fait se déployer d’évidence ce qui n’avait auparavant été abordé que comme une chose réalisée, nous forçant à constater l’« inépuisement » de l’événement, la nécessité de l’explorer à nouveau, de le redire, autrement, de le déplacer, de lui redonner des contours. Il semble proclamer que nous ne sommes jamais quittes de ce qui dessine notre existence, nous n’y échappons pas, il faut toujours revenir sur les pas qui conduisent à ce que nous sommes, et le fait, l’expérience, appelle une lucidité particulière, une insistance salutaire, la découverte d’une vérité effroyable. Qui dépasse le sordide, le malsain, le fait divers, l’exhibition pure et simple de l’intime, la singularité fade de soi.

Ce à quoi – quoi qu’il s’en dise ou que nous en ayons cru – Christine Angot ne s’abandonne pas. La facilité d’une pure fiction du sujet qui s’épanche, si elle s’est un temps imposée, ne semble convenir ni au projet littéraire qu’elle poursuit ni à son singulier travail sur la langue. Car derrière l’apparente simplicité, la précision maniaque des mots qu’elle choisit, l’irritation que nous ressentons parfois à leur contact, Angot maîtrise remarquablement ses effets, la construction du récit, faisant en quelque sorte grincer la langue, la replaçant toujours dans son inévidence et son impropriété, provoquant un malaise que ce livre-ci pousse à son extrémité. Rien n’y est gratuit, tout s’y justifie, épousant au plus près la nature véritable du propos.

Si le roman, dans un mouvement qui va crescendo, ne consiste qu’en une répétition (qui redouble celle du livre lui-même par rapport à l’événement qu’il reprend) effarante de scènes sexuelles, décrites avec une précision extrême, nous plaçant au plus près de ce qui se joue sous nos yeux, à la parfaite distance, glissant d’un acte à un autre, d’un geste à celui qui le suit, dans le recommencement ininterrompu des mêmes intrusions, des mêmes « caresses », des mêmes dégradations, toujours recommencées, il élargit son spectre, ne se cantonnant pas à une simple confession libératoire. Le roman de Christine Angot réaffirme ce que déclinent tous ses livres, un refus de la simple parole, du dire compassionnel, de la furie psychologique, de l’étrécissement à une singularité univoque. Tout y est à distance, détaché, extérieur, au-delà des effets attendus. Le basculement romanesque d’Angot, le passage du je à la troisième personne, dit à la fois une nécessité textuelle, un changement de l’ordre de la narration, un élargissement, mais surtout il souligne l’essentiel peut-être de ce roman, la confiscation de la parole, son empêchement, sa suspension à l’événement qui referme sur soi, qui condamne.

Le personnage de la jeune fille – le narrateur omniscient penche sans ambiguïté de son côté – n’est que silence, une figure reléguée pour qui le monde et les gestes qui le composent jusque dans sa monstrueuse déviance ne s’apparentent qu’à une obligation, l’imposition d’une réalité. C’est sans doute pourquoi le roman se lit dans une manière d’abasourdissement, d’état second, sans que nous puissions nous arrêter dans la lecture, sans le moindre repos, sous le choc en quelque sorte de ce qui s’y déroule et qu’Angot décrit avec une précision chirurgicale. Le texte de ces scènes sexuelles s’apparente à une géométrie, une mécanique, hors de l’humain en quelque sorte. Une semaine de vacances n’est pas le récit d’un fait divers ou d’un crime simplement – c’est cela aussi, bien sûr – mais celui d’une déportation de l’être hors de son champ propre, rejeté au dehors de la socialité, de sa vie, nié de la façon la plus absolue. C’est sans doute ce qui explique la mutité de cette adolescente qui doit supporter toutes les formes de l’abaissement et de la réification, ramenée comme elle l’est à un pur objet, une matière malléable et inépuisable. Le père, dont on ne sait rien hormis ce que nous apprend une manière de logorrhée proprement insupportable qui redouble la description des actes et souligne leur corrélation permanente, n’est considéré que sur le mode de la domination et de la négation. Il est un pur refus, déniant tout à sa fille, jusqu’à son identité, les hybridant elle et lui en « une seule et même personne ».

Le roman devient alors le lieu d’une pensée du fait social et de la violence, de la contrainte. Si la dimension réaliste paraît moins présente, le statut social, le langage cultivé, le savoir, l’expérience, le passé, ne sont que des moyens d’enfermement, de relégation, d’empêchement. C’est là que le récit puise sa force, dans le dépassement de l’« anecdote », dans sa prolongation, dans l’extension illimitée de la domination qui dépasse l’intime pour devenir pure condition de l’existence. Elle est omniprésente, inépuisable presque, et tout dans le livre la reconduit, sans relâche, avec la régularité d’une respiration réglée. C’est là que se noue l’une des questions essentielles de ce roman qui refuse la psychologie tout en s’assumant comme une clarification, une reprise, un retour inévitable et évident.

La narration s’apparente à une extension permanente de la durée, un enfermement répétitif qui donne le vertige, empêche d’y trouver un appui, désoriente de la manière la plus absolue. Ainsi, l’affaire n’est pas sexuelle seulement, il n’y est pas question de transgression ou d’anormalité, mais bien d’une confrontation terrible avec un grand vide, avec le néant. Le roman ordonne un basculement de l’ordre des choses, de leur perception qui réclame un espace, textuel en l’occurrence, pour pouvoir exister. Et seule la littérature permet de dépasser l’artifice à ce point.

Une semaine de vacances affirme la nécessité de montrer, d’user le langage, d’en user pour montrer. C’est une exposition. Le langage n’y est pas un moyen de dissimulation, mais celui d’un déploiement, d’une ouverture, qui profère son utilité dans son signe même. Il est là, objet unique de la littérature, pour dire et non pour cacher, pour souligner, insister, saisir l’enjeu de ce qui semble indicible. Il est au contraire, à l’opposé, il lutte toujours, contrecarre et fait être. Car la grande affaire de ce roman puissant et implacable demeure l’assignement au réel, à une réflexion sur ce qui est, sur la façon dont le réel se déporte, condition et résultat de l’expérience que le roman travaille sans relâche. C’est ce que Christine Angot affirme avec force lorsqu’elle décrit le regard bouleversant de la jeune fille, « tournevirant » alors qu’elle change de position sur le lit et que l’ordre des choses, balayé par les yeux renversés, redéfinit le surgissement du réel, son intrusion, son relèvement.

Et c’est un tour de force que d’écrire un roman aussi froid, au-delà de l’émotion, de le penser dans sa pure démonstration. L’auteur se confronte au monde, au dehors, aux mots qu’il faut trouver pour contrecarrer le mal, le silence et la mort. Pour être, pour dire que l’on est, ce qu’on est. Il faut une force inimaginable pour y parvenir, reprendre sa place, s’empêcher de s’abolir, lutter contre l’état des choses, faire littérature à ce point. Après avoir été congédiée brutalement pour avoir osé raconter un rêve (dont on ne sait rien) qui la tourmente, la jeune fille y parvient peut-être dans le soliloque inaudible qui clôt le roman, dans la gare, alors qu’elle se met à parler à son sac. Elle regagne une voix en disant quelque chose que l’on ne sait pas, confiant son sort au langage, aux mots, leur attribuant, sans le savoir peut-être, une place. C’est à ce moment-là, pensons-nous, que s’ouvre la voie de la littérature, l’affirmation de sa nécessité. Ce sac, là, dans cette gare, aux pieds de cette jeune fille abandonnée, en somme, c’est à nous que l’on s’adresse, nous qui devons recevoir des mots qui se rassemblent enfin, brisant un trop grand silence, contredisant le néant. Et nous ne pouvons que supporter le poids de cette voix, comme celui d’une charge. 

  1. Les lecteurs de L’Inceste l’auront compris dès le début (à cause des clémentines). Pourtant, il paraît important de souligner la qualité du début du livre conçu autour d’indices et de reports incessants de la révélation.
Hugo Pradelle

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