Sur le même sujet

A lire aussi

Jean Clair l’intempestif

Article publié dans le n°1146 (01 mars 2016) de Quinzaines

Auteur de nombreuses études sur l’art contemporain, ancien conservateur du musée Picasso, commissaire d’expositions qui ont fait date, doué d’une culture que devraient lui envier nombre de ses détracteurs, Jean Clair est l’un des contempteurs les plus obstinés de la société contemporaine – qui le lui rend bien. Son dernier ouvrage éclaire la complexité émouvante d’un homme lucide face à lui-même, à la fois impitoyable et blessé, qui revient aux sources mêmes de son enfance.
Jean Clair
La part de l'ange
Auteur de nombreuses études sur l’art contemporain, ancien conservateur du musée Picasso, commissaire d’expositions qui ont fait date, doué d’une culture que devraient lui envier nombre de ses détracteurs, Jean Clair est l’un des contempteurs les plus obstinés de la société contemporaine – qui le lui rend bien. Son dernier ouvrage éclaire la complexité émouvante d’un homme lucide face à lui-même, à la fois impitoyable et blessé, qui revient aux sources mêmes de son enfance.

Académicien habitué à siéger sous la Coupole, c’est pourtant au silence du pays mayennais qui l’a vu grandir dans la ferme paternelle que songe d’abord dans ce livre Jean Clair. L’écriture y fait retour aux images primitives, aux sensations fondatrices qui constituent le tuf de son existence. « Il n’y avait rien à la maison, le strict nécessaire » ; dans cet univers de pauvreté où tout a sa valeur, celle des mots est inestimable : « quand on n’a rien, chaque mot est une promesse, un don différé ». D’où le sérieux qu’il s’excuse presque d’attacher à l’acte d’écrire, et qui lui fait s’affliger de l’actuelle pauvreté des vocables. À la « mère [qui] parlait peu » et à qui le premier chapitre rend hommage – Jean Clair précise : « Elle n’en pensait pas moins. Elle ne disait rien et j’entendais tout » – répond, dans la « Coda », la figure de l’instituteur, « Maître Pierre », qui avait donné à l’enfant « un appétit furieux de mots, le trésor des pauvres ». 

C’est dans ces expériences parallèles de la découverte émerveillée du langage que s’enracinent les vitupérations de Jean Clair contre le monde contemporain. Il se souvient d’une époque où « saisir la vérité était une tâche patiente », à mille lieues de l’« enseignement de la dérision, du sarcasme » qui semble de mise actuellement. L’appauvrissement de la langue fait pendant à l’altération du sol. Il y a de la délectation pour l’auteur à employer – avec des guillemets qui désignent une langue devenue étrangère – tous les termes précis du « pays » qu’il a connu : « borderie », « plessis », « ouche », « closier », près de ces villages de « maisons au sol en terre battue où la vie passait monotone et lente ». Le destin du sol rejoint en effet celui des mots : c’est en les interrogeant que Jean Clair retrouve et légitime le monde ancien qui l’a formé : « La ferme était fermée, elle avait une forme – le nom a la même origine ». D’où un éloge des clôtures et des limites visibles, comme le ciel qui se découpe dans l’ouverture d’un temple, et qui permet la contemplation, cette « part des anges, pour accueillir la vie et la rendre vivable ». 

Le monde moderne voit à l’inverse la suppression des frontières, l’abolition des limites, dont la préservation était garante d’un accès au sacré. La société contemporaine s’acharne ainsi à « découdre un vêtement qui avait été savamment ourdi par le temps, pour mettre un corps à nu avant de le livrer aux brutes ». Cette liaison insistante entre le sol, la langue, la clôture et le sacré désigne une position assez facilement identifiable sur l’échiquier politique et idéologique. Mais la revendication la plus haute et la plus insistante n’est pas tant celle de la préservation de ce qui a été que celle du sacré, même si elle n’apparaît que furtivement et de loin en loin. C’est à la fin d’un paragraphe, et sans autre développement argumenté, que Jean Clair affirme qu’« aucune société ne peut vivre longtemps sans le sens de la transcendance » (idée qui rejoint la pensée la plus constante de George Steiner à propos de l’art). C’est pourquoi le livre est émaillé de références cursives au rite religieux, jusqu’à l’évocation des représentations souvent admirables de la pietà, « la dernière et la plus belle des figures créées par l’iconographie chrétienne ». 

Pour Jean Clair, dont toute la carrière s’est déroulée dans les musées, l’état actuel du marché de l’art est le révélateur le plus visible – et le plus monstrueux – des dérives du monde contemporain, « où "vendre" et "vénal" vérifient leur origine commune ». Citant l’engouement actuel pour Munch ou Van Gogh, il demande : « Où s’arrête la spéculation sur le talent et où commence le commerce de la souffrance ? » La relation de l’art avec la dégradation humaine révèle pour Jean Clair l’envers terrifiant de la création actuelle : la déformation caricaturale et l’humiliation de l’humain ne constituèrent-elles pas l’essence de la propagande et des pratiques nazies ? 

Dénonçant la « fécalisation d’une société non pas devenue permissive, mais entretenant la jouissance d’un narcissisme puéril », la pensée intempestive de Jean Clair, appuyée parfois sur une rhétorique de l’exécration qui rappelle Léon Bloy ou Cioran, questionne et irrite. Le lecteur sait bien que la création actuelle ne se limite pas aux gesticulations d’un Jeff Koons, et que le réel ne se réduit pas à la fine pellicule médiatique que semble en retenir l’auteur (comme si cet homme de grande culture se laissait curieusement prendre au piège de la superficialité qu’il dénonce). Malgré toutes ces réserves, et sans parler de celles qui relèvent de l’idéologie, le texte de Jean Clair touche néanmoins toujours, grâce à une exemplaire qualité de langue, qui sait tout autant interroger l’étymologie que s’abandonner à une rêverie poétique. Surtout, les indignations sont constamment traversées par des confidences d’une rare sincérité, qui n’hésitent pas à mettre en péril l’identité de l’auteur.

Un sentiment panique d’égarement parcourt en effet ces pages. Qui suis-je ? s’interroge à plusieurs reprises l’auteur. « Qui mène qui ? Je ne suis pas celui qui marche, je suis devant celui qui marche. La place du mort ? ». Incapable de se reconnaître dans une photographie ou un enregistrement sonore, « à certains moments c’est un vide, sur les bords duquel je n’ose me pencher ». Affligé d’une « horreur d’être reconnu », ne s’étant jamais vraiment « rencontré », évitant les miroirs, ne sachant à qui appartient son corps, il ne se voit pas plus qu’il ne verra son propre cadavre. Qui donc est-il ? « "Moi" est ce creux dans lequel je tombe. » Dans le voisinage de L’Âge d’homme et de La Règle du jeu de Leiris et des Mots de Sartre, il est peu de textes autobiographiques dans lesquels la confidence va aussi loin, jusqu’à déconstruire l’image sur laquelle se fonde l’autorité de l’auteur dans son rapport au lecteur.

La même liberté audacieuse caractérise les rêveries érotiques sur le corps féminin dont ce livre est traversé. Toute une fantasmagorie obsessionnelle, venue de l’enfance et de l’image de la mère, se développe sur le corps toujours béant de la femme, sur la « vulve, ouverte à deux battants, comme une porte ». Songeant à L’Origine du monde de Courbet, qui permet de se livrer « au plaisir de voir sans être vu », Jean Clair s’abandonne aux souvenirs d’une adolescence hantée par « l’image de la fente », par la « proximité de l’intime et de l’effroi », mais dominée, après coup, par le thème des ubi sunt : « Où sont ces femmes que j’ai aimées et qui ont disparu dans le silence ? » 

Il est aussi question dans cet ouvrage, avec autant de candeur retrouvée dans les confidences que de verve polémique dans les diatribes, de nombreux autres sujets : l’utopie du « musée imaginaire » développée par Malraux ; l’importance de la cure psychanalytique qu’a suivie l’auteur ; la question du port du voile ou de la coiffe par les femmes ; la proximité de la broderie avec « les fins dernières de l’homme » ; la beauté plastique des rêves, à laquelle Freud est toujours resté insensible… Le texte se fait kaléidoscope, au gré d’une réflexion qui privilégie les jonctions transversales, les parenthèses et les digressions contrôlées. Le « journal » permet cette démarche proche de la liberté de l’« essai ». Certes, les fragments ne sont pas datés comme dans l’écriture diariste – et ils sont même regroupés en chapitres thématiques (« Le sol », « La langue », « L’origine », « Les rêves », « Les bibliothèques »…), mais ils s’inscrivent dans une écriture libérée du désir de convaincre, telle une conversation avec soi-même, délaissant volontiers l’argumentation pour l’expression d’une humeur. Comme le rappelle Jean Clair, « journal » désignait aussi, dans son enfance, « l’étendue de terrain qu’on peut labourer en une journée ». L’écriture rejoue sans nul doute chaque jour ce geste ancestral, comme un devoir qui maintient la fidélité aux figures tutélaires de l’enfance : « Écrire est un garde-temps, sa forme la plus précieuse, la plus précise. »

Daniel Bergez

Vous aimerez aussi