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Article publié dans le n°1044 (01 sept. 2011) de Quinzaines

C’est l’histoire d’une passion érotique, amoureuse, dans la société mondialisée, entre la City et La Défense, l’histoire d’un affrontement entre une femme puissante, multiple, complexe, et un idéaliste qui n’a pas pu accomplir son rêve, devenir architecte. C’est une histoire de constructions, et celle d’une destruction.
Eric Reinhardt
Le système Victoria
(Stock)
C’est l’histoire d’une passion érotique, amoureuse, dans la société mondialisée, entre la City et La Défense, l’histoire d’un affrontement entre une femme puissante, multiple, complexe, et un idéaliste qui n’a pas pu accomplir son rêve, devenir architecte. C’est une histoire de constructions, et celle d’une destruction.

Il n’y a guère de suspense dans Le Système Victoria. Qui lit la quatrième de couverture sait que Victoria est morte assassinée, que le narrateur vit désormais dans une auberge de la Creuse, loin de son épouse et de leurs enfants, et que tout s’est joué sur un regard, comme dans les grands romans d’amour classique. Le roman est donc l’histoire de cette passion destructrice qui a mené Victoria jusqu’à la mort, et précipité David – c’est le prénom du narrateur – dans la honte et le retrait. Ce que nous lisons est ce que raconte David, par des retours en arrière et quelques anticipations qui donnent à sentir les moments où tout a basculé. La question n’est donc pas de savoir quoi, mais pourquoi, et comment.

Le pourquoi est déjà dans ce regard posé sur cette femme très belle dans une galerie marchande. Le narrateur, fasciné, n’ose pas l’aborder. Il ignore qu’elle l’a remarqué, qu’elle attend elle aussi qu’il l’approche. Un premier échange, quelques paroles, un numéro de téléphone et un rendez-vous, à Londres, quinze jours après. À partir de là, une année s’écoulera, une année intense, ponctuée de rencontres érotiques, de paroles et d’écrits aussi, de discussions sur ce qui unit les amants comme ce qui les sépare. À commencer par cette impossibilité de vivre l’un sans l’autre, mais aussi l’un avec l’autre. On se rappelle La Femme d’à côté, de Truffaut : « ni avec toi, ni sans toi ». Au long des cinq cents pages torrentielles qu’on lit, c’est toute la complexité de Victoria qui apparaît, se dévoile, au gré de ses confidences et révélations. La cadre supérieure très élégante, dominatrice que le narrateur découvre dans le centre commercial montre toutes ses facettes, se découvre au fil des pages : les fragments d’elle sont autant d’éclats qui scintillent, qui aveuglent. Victoria a quelque chose d’effrayant et le caractère sordide de sa mort semble la seule issue à une existence de feu follet.

Le Système Victoria est un roman d’amour et si la comparaison n’était pas osée, on penserait à Balzac et à Albert Cohen. Ce dernier parce que les deux personnages s’efforcent de couper avec le monde et ses conventions, ses codes moraux et en particulier l’idée que l’on se fait de l’adultère, du désir féminin et des relations avec les autres, qui ne sont pas dans la passion. « La liaison adultérine » écrit David « est une unité poétique en suspension ». Entre Victoria et David, la relation reste fusionnelle, même quand d’énormes distances les séparent. Curieusement, alors que l’on parle d’une disparition de l’écrit, de la correspondance, tous deux ne cessent de communiquer par de longs SMS, courriels ou autres types de textes rédigés. Sous le très formel intitulé « Compte-rendu de réunion », Victoria envoie en pièce jointe à David les pages de son Journal intime. Il sait ce qu’elle ressent, ce qu’elle veut, ce qu’elle regrette. Leur aventure est épistolaire autant que vécue dans le moment même. Le téléphone, bien sûr, permet d’autres échanges, sur l’instant. Si les moyens modernes de communiquer jouent un rôle dans la fiction, on ne voit pas qu’ils l’aient ainsi nourrie. Les textos et autres mails font naître les fantasmes, participent de l’exercice d’imagination qui unit les deux êtres.

Le Système Victoria rappelle également La Peau de chagrin, de Balzac. Non qu’il y ait quelque maléfice dans ce roman, et que David se consume comme Raphaël de Valentin à cause d’un objet. C’est plutôt que l’héroïne d’Éric Reinhardt rappelle Foedora. Elle exerce, comme quelques autres femmes de Balzac, sa toute-puissance, elle se bat sur le terrain masculin, dans sa vie amoureuse comme dans sa vie professionnelle. Son « idéalisme fondé sur les principes de l’instant, du désir, de la vitesse, de la prise de risque, de l’aventure, du mouvement, de l’énergie, de la transformation » fait également écho aux conceptions balzaciennes telles qu’on les trouve dans le roman évoqué. C’est leur pacte, aussi diabolique que celui unissant le vieil antiquaire à Raphaël.

Victoria est le revers de Sylvie, l’épouse de David. Elle fascine, effraie, dégoûte son ou ses amants. Elle incarne l’excès qui explique ou justifie la démesure du roman. On pourrait s’étonner de lire aujourd’hui cinq cents pages sur une passion, cinq cents pages consacrées à du dialogue, à des scènes (érotiques ou autres). Du vrai romanesque comme on ose peu en faire. Mais la personnalité de Victoria le veut, et l’image que David s’en fait. Et puis Éric Reinhardt a l’ambition de construire du roman. Cendrillon, déjà, entendait embrasser la société contemporaine à travers une histoire mêlant la danse, l’art contemporain et l’argent. 

L’argent est là, aussi, comme dans les romans balzaciens. Victoria en gagne beaucoup ; elle en est fière. DRH chez Kilofer, une multinationale qui vend, achète, restructure, elle négocie les fermetures d’usines sidérurgiques, elle taille dans les effectifs, elle détruit en somme. Sans état d’âme, en général. Elle incarne le capitalisme financier soucieux de ses actionnaires. Elle reste une « libérale » même quand elle cherche à donner le change, en faisant bâtir un siège social écologique, pour faire oublier le CO2 répandu par les usines Kilofer à travers le monde. David est maître d’œuvre salarié dans une entreprise du bâtiment et il dirige la construction d’une tour à La Défense, la plus haute, la plus difficile à élever. Le roman pénètre dans les bureaux où se négocient des sommes énormes, pénalités ou autres, liées au retard pris dans la construction. Quelques mois de retard, des malfaçons, et ce sont des millions qui s’envolent. De même qu’il expliquait les mécanismes spéculatifs dans Cendrillon, Reinhardt montre comment fonctionne une entreprise de bâtiment. Mais il n’a pas de visée didactique : la construction de la tour est liée à l’évolution de la relation entre les amants. Victoria agit comme un « principe d’enchantement : au début de leur passion, alors que les travaux prennent du retard, l’énergie de David se trouve redoublée. Il mène ses ouvriers sur le chantier, anime ses équipes, trouve des ressources insoupçonnées pour accélérer la cadence et respecter les délais. La tension engendrée par la liaison se démultiplie. Et quand l’énergie s’épuise, la tentation n’est pas loin.

L’argent en effet, sépare, corrompt, détruit. On le verra au fil des pages. Contentons-nous de dire qu’il distingue Victoria de son amant. Elle n’a pas de scrupules, il en a beaucoup. Elle a toujours eu l’habitude d’en avoir, d’en dépenser, il a souvent dû compter, et en regard du travail accompli, il reçoit un petit salaire. L’opposition, toutefois, n’est pas manichéenne ou moralisante. Victoria est généreuse, à tous égards, en toutes matières : l’érotique et le matériel se confondent, là aussi. Chacun interprétera à sa façon la manière dont elle parle et agit avec l’argent, et avec David, mais on ne saurait voir en elle une caricature de « buveuse de sang ». Elle a son système, auquel le titre fait référence : « ne jamais être à la même place, se segmenter dans un grand nombre d’activités et de projets, pour ne jamais se laisser enfermer dans aucune vérité – mais être à soi-même, dans le mouvement, sa propre vérité. Victoria n’éprouvait pas de pitié, de remords, de tristesse ou d’angoisses, car elle les dissolvait par le mouvement et la fragmentation ».

La caricature, elle serait presque là dans les portraits des parents. Ceux de Sylvie surtout. Mais ce lieutenant-colonel raide et brutal capable d’une vulgarité confinant à l’obscène est vu par son gendre qui le déteste autant que lui le hait. Ceux qui ont lu Le Moral des ménages et qui se sont délectés de certaines scènes comiques de Cendrillon apprécieront la charge. Les retours en arrière que le narrateur consacre à ses parents, un pseudo-Burt Lancaster et une ex-Grace Kelly soucieux de la réussite scolaire et professionnelle de leur fils, sosie de Joachim Phoenix, ont quelque chose de grinçant. Les affrontements verbaux, et presque physiques entre le beau-père militaire et David font partie de ces scènes qu’Éric Reinhardt monte en dramaturge (ou scénariste). On les lira en écho aux scènes de conflits dans les entreprises : Le Système Victoria raconte aussi nos guerres : elles sont moins sanglantes que celles qui se déroulent sur d’autres continents ; elles font leur lot de morts.

Ce roman d’Éric Reinhardt, on l’aura compris, a de l’ambition, une forme de démesure et on ne le lâche pas. À celles et ceux qui répètent le déclin ou la fin du genre ou de toute littérature en France, prise dans son formalisme, son nihilisme ou son narcissisme, on recommande la lecture du Système Victoria. Ce sera une bonne gifle, qui réveille.

Norbert Czarny

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