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L'Apparence d'une fille

Article publié dans le n°1127 (01 mai 2015) de Quinzaines

Mise en scène à la fois d'une histoire d'amour étrange et d'une réflexion sur le désir et la langue, le roman d'Eric Marty élève le trouble au rang d'une esthétique.
Eric Marty
La Fille
(Seuil)
Mise en scène à la fois d'une histoire d'amour étrange et d'une réflexion sur le désir et la langue, le roman d'Eric Marty élève le trouble au rang d'une esthétique.

« On appelle Claudie la fille. On l’appelle ainsi dès ce moment-là. Depuis toujours ? Peut-être pas. Mais, étrangement, à peine ai-je découvert son visage, à la seconde où je le vois assis, tout seul, sur un petit rebord de pierre, je sais qu’on l’appelle la fille. Le nom flotte sans doute dans l’air depuis longtemps mais je n’ai pas encore mis quelqu’un dessus. Il rôde autour de moi comme un papillon qu’on entrevoit sans le percevoir alors qu’il se déplace pourtant dans le champ physique de notre regard. Ainsi sont les mots de la langue. / La Fille. Je sais tout de suite que c’est lui. » Ainsi se joue la rencontre entre le narrateur, alors qu’il est enfant, dans la cour de l’école communale, et Claudie, un être qui, immédiatement, apparaît comme insaisissable, prisonnier d’une identité que les autres, leur regard, lui imposent. Claudie n’est pas vraiment, il est saisi, enfermé, dans la perception d’autrui. C’est un personnage paradoxal qui n’est que ce que l’on dit de lui, mais qui l’épouse avec évidence, comme s’il n’y avait plus de cause ni de conséquence à ce qu’il est, comme s’il n’était qu’une pure extériorité sur laquelle se plaquent la pensée, le désir, le fantasme de l’autre. Il est différent, à part, à distance. On le reconnaît.

Le roman d’Éric Marty tourne tout entier autour de cette rencontre, de la mutuelle reconnaissance et de la passion presque indescriptible qui unissent d’emblée les deux êtres, de ce qui leur pèse, de leurs secrets, de la parole et des gestes qu’ils échangent, de la protection qu’ils s’offrent l’un à l’autre dans une sorte d’équilibre qui ne peut que se briser. Le cœur du roman – impossible de le résumer : il ne se passe pas grand-chose, tout s’y lie en permanence, le livre semble à la fois très simple, très lisible, et opaque, étrange – s’articule donc autour de cette relation, et de l’implication bizarre de leur instituteur, M. Schwul, lui-même au centre d’un drame effrayant. Encadrant cet épisode de l’enfance, deux scènes, alors que les protagonistes ont vieilli, révèlent l’ambiguïté de leurs liens, la violence qui surgit de la communauté de ce village du Nord où l’action se déroule. Tout le roman, sa progression mystérieuse, presque envoûtante, définit un rapport à l’existence déréalisé, artificiel, ambivalent. Le narrateur le résume avec une netteté frappante lorsqu’il confie : « Claudie avait l’apparence d’une fille, mais seulement l’apparence, voilà tout. […] Claudie avait la beauté d’une apparence, voilà ce que je dis ».

C’est un être « propice à la confusion », on lui attribue une identité innommable, hybride, comme seconde. Et le livre est porté par l’entremêlement du genre, figurant son instabilité, l’impossibilité de circonscrire les êtres dans ce que la norme leur dicte. Marty réussit un tour de force littéraire en employant un procédé extrêmement simple, modulé avec une grande aisance : il passe en permanence du « il » au « elle » pour désigner, dans la parole d’un narrateur qui en prend la responsabilité, Claudie, et faire flotter sur son personnage une indécision que rien ne dissipe. Car, dans ce roman, il ne faut s’attendre à aucune solution. Marty ne cède pas à la facilité de la conclusion, du choix ; il laisse en suspens la question centrale de son texte, semblant célébrer l’inconfort d’une telle indécision. Jusqu’à la fin, on ne sait pas, on ne peut pas savoir. La Fille est un roman où tout glisse, se chevauche, se reprend. Son principe relève d’une impossibilité, d’un empêchement. Il n’est qu’un trouble gigantesque qui contamine tout.

Car Marty n’écrit pas sur le sexe, ou pas seulement. Le trouble que suscite la lecture du roman, l’abîme dans lequel il plongera tout lecteur attentif, le malaise intérieur qu’il introduira jusque dans le corps de ce lecteur, tout cela ne concerne pas seulement la question sexuelle, mais la déborde absolument, jusqu’à bouleverser l’ordre même du langage, de ce qui dit le réel, lui donne un cadre. C’est une force incontestable que de parvenir à faire passer ce sentiment troublé, cette nature indécise des choses et de la parole qui les contient, dans un roman qui se construit sur l’impossibilité de sa délimitation. Éric Marty a écrit un livre sur l’impossibilité de coller aux choses, de trouver les mots pour nommer, pour être dans le langage, dans la vie.

Certes, La Fille est un roman qui décrit la misère d’exister, la prédation, la domination, la pulsion qui ne se retient pas, l’horreur des rapports entre les individus, la violence qui les hante ; mais il dévoile quelque chose de la beauté du désir, de sa puissance, de la projection qui le conduit. On n’a pas accès à ce désir-là, il ne se désigne pas ; on ne peut le figer dans l’immobilité d’un être, de ce qu’on choisit de lui, de ce qu’on lui impose. Et on ne peut que le détruire. Marty fait s’unir, par-delà toute morale, le caractère indéchiffrable de la sexualité et le vacillement du langage. C’est dans la langue même, dans sa recherche incertaine, dans son mouvement, qu’il trouve le moyen de réfléchir les glissements permanents qui défont le réel, le redimensionnent.

On regarde Claudie, on l’assigne, on le nomme. Et la littérature – qui n’est pas là pour rassurer ou simplement nommer les choses – n’est-elle pas tout entière logée dans ce mouvement même, dans le rapport incertain qu’elle entretient avec ce que l’on sait et à quoi on a attribué une place ? N’est-elle pas ce mouvement, ces glissements, qui affirment le désordre, le tâtonnement du sensible, la complexité du regard ? Marty opère un immense dérèglement qui a parfois quelque chose d’insupportable. On est troublé au plus haut point, on ne sait plus, on essaie de dire, on s’égare, on oublie l’empire du sens, et c’en est renversant.

Hugo Pradelle

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