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L'extermination comme raison politique

Peu d’ouvrages permettent une vue aussi complète et pénétrante sur le système de destruction que fut la SS que ce livre Croire et détruire de Christian Ingrao. C’est une exploration extrêmement détaillée de la mise en place et de la pratique de l’extermination-germanisation à la base du nazisme. La SS en était à la fois l’organisatrice et l’instrument.
Christian Ingrao
Croire et détruire. Les intellectuels dans la machine de guerre SS
Peu d’ouvrages permettent une vue aussi complète et pénétrante sur le système de destruction que fut la SS que ce livre Croire et détruire de Christian Ingrao. C’est une exploration extrêmement détaillée de la mise en place et de la pratique de l’extermination-germanisation à la base du nazisme. La SS en était à la fois l’organisatrice et l’instrument.

À travers quelques types de SS, tels Werner Best et d’autres moins connus, Ernst Turowsky ou Heinz Gräfe, Christian Ingrao décrit comment, dès environ 1920, le ressentiment et les revendications territorialistes – la Sarre d’un côté, l’Est de l’autre – s’associent à un racisme radical basé sur un édifice « théorique » racial, sur l’Ahnenerbe, la généalogie germanique. Les militants nazis, les futurs cadres de la SS, ceux qui figurent dans cet ouvrage sont des « Akademiker », des intellectuels, c’est-à-dire des hommes qui ont dépassé le baccalauréat et s’introduisent dans les Burschenschaften, les associations d’étudiants et transforment toutes les « sciences humaines » en instruments politiques du national-socialisme et dont les étudiants juifs sont exclus. « C’est parce que les intellectuels SS avaient intériorisé le déterminisme racial qu’ils croyaient à la collusion entre juifs et communistes et qu’ils la discernaient dans tous les actes des personnes qu’ils surveillaient » et qu’ils n’allaient pas tarder à prendre en chasse.

Leur formation universitaire complètement politisée est édifiée à la fois sur la déresponsabilisation allemande dans le déclenchement de la Première Guerre mondiale et sur la Gegnerforschung, l’étude scientifique des ennemis omniprésents qui entourent l’Allemagne : les Français, les francs-maçons, les Juifs et les Slaves. L’idée d’insularité démographique de l’Allemagne au milieu de populations inférieures et allogènes en est le moteur. Il se crée une véritable discipline pseudo-historique de justification politique d’une Allemagne victime et en proie à l’encerclement. « Le système de croyances intériorisées par les intellectuels SS reformule l’histoire, la transformant en une succession de luttes, d’affrontements, de combats identitaires tous marqués du sceau de l’ethnicité. »

Toute une mise en scène se met en place dans le moindre domaine. Tout doit être déterminé par cette seule perspective d’une germanité, d’une « nordicité » absolues. « La SS incarne en fait l’avenir de l’Allemagne » comme Volk bio-ethnique seul digne d’exister et de vivre. La « pensée » SS est orientée vers un seul but qui justifie tout et où la « ferveur » est d’autant plus grande que les « éléments » à éliminer sont plus matérialisés par une haine systématiquement cultivée : allogènes, communistes, Slaves et surtout Juifs.

Christian Ingrao décrit avec une précision d’une grande efficacité « l’organigramme » de la SS, notamment l’organisation des prises en main totales des populations à travers le SD (Service de sécurité) et le RSHA (le service de sécurité du Reich). Le « déterminisme racial » des officiers SS les conduit à une seule obsession : « briser le cercle de l’insularité » par une ségrégation stricte, le Generalplan Ost prévoit ainsi de gigantesques déplacements (sinon d’élimination) de populations entières en vue de la germanisation des territoires grâce à 4,5 millions d’Allemands. L’élimination des éléments considérés comme non germanisables, en particulier les Juifs, devient un programme parfaitement naturel, une évidence. Mais les Reichsdeutsche, les Allemands de l’intérieur du Reich n’étant pas en nombre suffisant, on tenta de se rabattre sur d’autres « Aryens » supposés. Cette opération se fera largement grâce aux Einsatzgruppen, les groupes d’intervention dont le « travail » consistera à se livrer avec conviction et enthousiasme à un « imaginaire extirpateur » qui s’exercera pleinement dans les exécutions de masse notamment et surtout de Juifs. Les exécuteurs s’en délectent et les racontent, c’est pour eux un travail certes difficile mais il y avait plaisir à voir : « Les nourrissons volaient en grands arcs de cercle et nous les éclations en vol avant qu’ils ne tombent dans la fosse et l’eau. » Déjà dans Pour eux c’était le bon temps, de bons pères de famille racontaient les mises à mort avant le déjeuner (1). Ce ne sont pas des cas individuels mais le résultat d’une politique délibérée systématiquement développée et dont Christian Ingrao restitue minutieusement le mécanisme mental qui conduira par exemple les exécuteurs à régler de façon précise les procédures : « Au commandement d’un officier, ils doivent en effet reculer de dix pas après chaque salve, vérifier les armes et les recharger pendant qu’un autre groupe de victimes est amené au bord de la fosse. La procédure de mise à mort fait ici l’objet d’une élaboration soigneuse qui fait sans doute partie des expériences antérieures. »

C’est une machine d’extermination de plus en plus efficace mue par une même obsession de « germanité ethnique » que l’on se repasse et aiguise de l’un à l’autre, d’Ohlendorf par exemple, l’un des chefs des Einsatzgruppen responsable de l’exécution de 90 000 êtres humains, à Himmler ou Heydrich. 33 371 personnes furent ainsi exécutées en deux jours dans la fosse hélas bien connue ! de Babi-Yar. Au total, au cours de cette période de la solution finale, les Sonder­kommandos tuèrent 500 000 personnes. On n’en est là (1941) encore qu’au stade artisanal précédant la conférence de Wannsee qui décida la phase ultime de la destruction des Juifs d’Europe dont Auschwitz sera l’aboutissement.

On ne peut qu’admirer M. Ingrao d’avoir eu le courage de faire l’inventaire simplement objectif de tant d’infamie.

Dans un long chapitre remarquablement documenté et précis intitulé « Nazisme et violence, le paroxysme 1939-1945 », M. Ingrao montre très exactement la dimension de la criminalité nazie que les exécuteurs s’efforcèrent de dissimuler ou de nier lors des procès d’après-guerre selon des stratégies d’évitement que l’auteur décrit en détail. Croire et détruire est un ouvrage exceptionnel et indispensable qui, de façon à la fois chronologique et méthodologique dans une langue claire et accessible, fait pleinement mesurer l’étendue des crimes nazis.

  1. Ernst Klee et Willi Dresen, Pour eux c’était le bon temps, Plon, 1999.
Georges-Arthur Goldschmidt

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