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L'intime, l'universel

Article publié dans le n°1000 (01 oct. 2009) de Quinzaines

La consultation des archives de La Quinzaine m’a appris que mon premier article, en 1985, est une interview de Danilo Kiš au sujet de son Encyclopédie des morts. Je crois que M...

La consultation des archives de La Quinzaine m’a appris que mon premier article, en 1985, est une interview de Danilo Kiš au sujet de son Encyclopédie des morts. Je crois que Milan Kundera avait pris contact avec Anne et Maurice pour proposer mon nom. C’est mon premier souvenir de La Quinzaine mais je m’en tiendrai là pour la nostalgie, même si prononcer le nom de Danilo Kiš, c’est ressentir cruellement l’absence d’un créateur, d’un écrivain brisé dans son élan et partant les valises pleines.

Au cours de ces vingt années passées à La Quinzaine, je n’ai cessé de lire, de connaître la fièvre des pages que l’on tourne, de vivre les joies des rencontres ou des retrouvailles. Il y avait de la boulimie, une boulimie qui venait de loin. Avant mes vingt ans, j’ai peu lu. Et peu de livres avaient changé ma vie.

Puis il y a eu L’Éducation sentimentale et Le Voyage au bout de la nuit. D’autres livres, des romans surtout, ont jalonné ma vie d’adulte, et maintenant, avec la perspective que donnent ces années de lecture, je me fais une tout autre idée de la littérature, de ce que j’ai envie de lire et de ne plus lire, de retrouver ou d’oublier.

Écrire dans La Quinzaine, c’est aussi, tous les quinze jours, assister au comité, et voir derrière Maurice Nadeau quelques-unes de ses figures tutélaires. J’enciterai deux pour aller vite : Raymond Queneau et Bruno Schulz. Chacun incarne en matière de prose ce que j’aime ou ce qui m’émeut. Même si je ne suis pas un lecteur passionné des romans de Queneau, j’en aime le souci obsessionnel de construction, le goût du feuilleté ou du cryptage, l’inventivité dans le langage. J’aime surtout la poésie de Queneau, ancrée dans Paris, cette ville qu’il arpentait certains samedis avec le jeune homme à qui il donnait des leçons de mathématiques, un certain Patrick Modiano. Et puis il y a la pudeur de Queneau, sa façon de masquer le tragique ou les tourments personnels derrière un éclat de rire. Est-ce la tragédie cachée sous le rire qui a rapproché de lui Perec ? L ’Histoire l’avait atteint comme elle avait détruit la famille de Danilo Kiš, et pas plus que l’écrivain yougoslave, il n’arborait une mine de victime. Il cachait son secret dans les phrases ou dans les lettres manquantes.

L’autre photo que je contemple le mercredi est donc celle de Bruno Schulz, édité comme Perec par Nadeau. Je ne sais ce qui me touche le plus chez cet écrivain et dessinateur. Ses nouvelles qui baignent dans une rêverie autant que dans le réel de la Galicie, son terreau ? La façon dont il transfigure le paysage et l’univers dans lequel il vivait (ou survivait) ? Son sort absurde et tragique qui éclaire d’une lumière nouvelle ce qu’il avait vécu jusque-là ? Ou plus banalement le fait que Schulz, comme ma famille maternelle, est issu de cette Galicie étonnante ? Si l’on imagine un cercle qu’Anne Sarraute avait tracé pour moi, on trouve quelques noms d’écrivains, quelques titres dont j’ai eu la joie de parler dans le journal ; des noms d’hier comme d’aujourd’hui : Aharon Appelfeld, Danilo Kiš, David Albahari, Daniel Mendelsohn ou Andrzej Stasiuk. Tous ont en commun d’avoir vécu sur cette terre ou de l’avoir arpentée. Tous ont parlé d’un monde à l’énergie surprenante, du crime du siècle passé, de l’absence, des ruines. Tous ont raconté, usant de l’ellipse, de la métaphore et de l’énumération qui traduisent ce moment effrayant, nomment les absents, les pauvres objets qu’ils ont laissé souperdus, et le souvenir d’un temps autre, où la vie l’emportait sur tout.

Longtemps, donc, et encore maintenant quand je sens l’exception, je lis les récits et romans qui parlent d’Europe centrale. J’en aime l’humour, le côté rêveur, et ce sentiment de défaite que l’on comprend mal à l’ouest de Pilsen, de Cracovie ou de Novi Sad. Les vaincus s’amusent. Écrivant cela, je songe à Hrabal, qu’on ne peut comprendre si l’on n’est pas sensible aux détails les plus humbles, ceux qui font la beauté incongrue du monde.

L’Ouest, au fond, est plus sérieux, plus cérébral aussi. Un peu professoral aussi. Cela tombe bien, je le suis également. Je ne peux cacher une intention didactique. Quand je lis pour La Quinzaine, je prends beaucoup de notes, je remplis de façon méticuleuse des fiches, avec l’application idiote de Bouvard et Pécuchet réunis. Écrire un article me prend un temps fou. Je crains de me tromper sur le sens de tel passage, sur la dimension symbolique ou que sais-je d’autre. Cette application d’étudiant autant que de pédagogue ne date pas d’hier. Du jour – tardif – où je me suis mis à lire et à analyser, elle était là. Je suis plutôt fier de mes efforts. « Dix pour cent d’inspiration, quatre-vingt-dix de transpiration » expliquait un vieux détective dans Baisers  volés de Truffaut. Je pourrais en dire autant.

Le pédagogue évite les effets inutiles et aime la clarté. Je déteste les formules définitives, les adjectifs dévalués, les superlatifs ou comparaisons qui font d’un jeune romancier le nouveau Faulkner ou le fils spirituel de Beckett. Certains quatrième de couverture me paraissent effrayants pour l’écrivain qui les subit plus qu’il ne les choisit. J’ai besoin de citations, de références, de preuves formelles. Le métier vous dis-je, celui que je fais devant des classes ou de jeunes professeurs…

S’appliquer pour promouvoir une certaine idée de la prose en France ne me semble pas un vain effort, n’en déplaise aux Cassandre et autres pleureuses qui annoncent la mort de la littérature française avec autant de fatuité que de témérité. J’ai eu la chance de lire – au hasard – Daewoo de François Bon, Equatoria de Patrick Deville, Un soir au club de Gailly, mais aussi Tanguy Viel, Maryline Desbiolles, Jean Rolin, Philippe Forest, Thierry Beinstingel, Hervé Guibert, Laurent Mauvignier. J’arrête là ; vingt autres noms suivent.

Quoi de commun entre tous ? D’abord l’idée que le roman n’est pas un genre congelé dans les grosses armoires de quelques éditeurs paresseux, mais une forme mouvante, inventive (tiens, Queneau !), une forme qui amène à explorer le monde en commençant par le tiroir de la cuisine ou les pensées incertaines d’un homme dans sa quarantaine (tiens, Christian Oster !), une forme qui déchire le voile des apparences, et nous touche. Une forme aussi imprévisible que la phrase sur laquelle elle se construit.

Aussi souvent que je l’ai pu, j’ai rendu compte des romans d’Éric Laurrent et d’Hélène Lenoir. Le premier parce qu’il suit une voie singulière, déployant un univers à la fois ancré dans le présent et hors du temps, la seconde, parce qu’elle fouille, fouaille, explore, jusqu’au plus intime, sans jamais s’égarer dans les baraques de foire de l’autofiction. J’aime la musique, la répétition, les variations sur un même motif, et en ce sens, suivre ces écrivains consiste à écouter les divers opus d’une œuvre en cours. Cette fidélité à certains est ma fierté.

J’ai des regrets, peu, et des questions. N’ai-je pas été trop élogieux sur tel roman énorme qui me « bluffait » ? N’aurais-je pas dû lire Un tel, ou tel autre, qu’un manque de curiosité ou une apparente difficulté m’empêchait de feuilleter ? Et tous ces premiers romans délaissés ? Et les grands (Michon, Bergounioux, Quignard) que je n’ai pas osé lire pour La  Quinzaine ? Et la poésie ?

Dix ans ou plus au comité de lecture, et tant de coups de cœur! À commencer par les pièces du puzzle construit dans la rêverie par mon écrivain de chevet, Patrick Modiano. En continuant avec Rouge décanté, récit violent sur une enfance dans les camps japonais de Java. Mais aussi Le Jour des fantômes de David Shahar et L’Appât de David Albahari, Séfarade de Munoz Molina, Gadit  Pantaï de Toer, nobélisable hélas mort avant que le Prix ne le sauve des geôles indonésiennes. Et Lobo Antunes ! Et Hourrah  les  morts ! de Venaille ? J’ai beaucoup voyagé, j’ai passé des frontières, flâné, erré de part le monde. C’est le vrai privilège du lecteur.

Norbert Czarny

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