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L’oeuvre de Nelly Arcan, écrivaine hors normes aux atours de poupée Barbie. Entretien avec Johanne Rigoulot

Johanne Rigoulot revient ici sur les raisons qui l’ont poussée à écrire autour de la figure complexe et bouleversante de Nelly Arcan. Loin d’une biographie classique, son travail explore les échos entre les voix des femmes d’une même génération, marquées par une tension entre libération et injonctions sociales. Elle y mêle expérience intime et réflexion littéraire, pour mieuxsaisir la portée contemporaine de l’oeuvre d’Arcan. À travers cette démarche, Rigoulot interroge la mémoire, la réception médiatique et l’héritage d’une écrivaine trop souvent réduite à sa silhouette.
Johanne Rigoulot
La vie continuée de Nelly Arcan
Johanne Rigoulot revient ici sur les raisons qui l’ont poussée à écrire autour de la figure complexe et bouleversante de Nelly Arcan. Loin d’une biographie classique, son travail explore les échos entre les voix des femmes d’une même génération, marquées par une tension entre libération et injonctions sociales. Elle y mêle expérience intime et réflexion littéraire, pour mieuxsaisir la portée contemporaine de l’oeuvre d’Arcan. À travers cette démarche, Rigoulot interroge la mémoire, la réception médiatique et l’héritage d’une écrivaine trop souvent réduite à sa silhouette.

Velimir Mladenović : Qu’est-ce qui vous a poussée à écrire sur Nelly Arcan, une figure aussi complexe que médiatisée ?

Johanne Rigoulot : Nelly Arcan est une figure essentielle de la littérature des années 2000. Le bruit médiatique provoqué par la sortie de Putain a eu une intensité égale à celle du silence né à sa mort. Non seulement on a mal parlé de son travail de son vivant mais il a fallu attendre les retombées de #metoo pour voir son écriture réinvestie par la pensée contemporaine. C’est cette constante échappée du sujet Arcan qui a stimulé mon désir d’écrire. Dans sa vie comme dans la manière dont les médias et le milieu de l’édition l’ont considérée, elle incarne l’ambivalence imposée aux femmes de cette génération, la mienne.

Nelly Arcan et moi aurions eu le même âge. Nous appartenons à cette tranche d’âge écrasée par le féminisme post-soixante-huitard, très imprégné des méthodes machistes, et de la vague contemporaine, appelant à une profonde déconstruction des rapports de pouvoir. Pour exister en tant que femme, il a fallu en adopter les codes sociaux et ne pas trop râler face aux abus. On nous avait donné le droit de vote et un compte en banque. Demander le respect en plus, ça faisait beaucoup. Être née dans les années soixante-dix, c’est avoir appris à slalomer dès le plus jeune âge entre les interdits tacites. Prendre la lumière, sans trop faire d’ombre, dire oui, sans le hurler, dire non, sans blesser. Cela demande beaucoup d’énergie. Nelly Arcan a consacré sa vie d’écrivaine à décrypter l’étroitesse de l’existence sociale des femmes sans se plaindre ou le blâmer. Elle a constaté les faits. Or la majorité les médias a préféré la regarder elle et ses décolletés. Il était temps de revenir sur cette méprise.

V. M. : Comment avez-vous concilié la fidélité à sa voix et votre propre sensibilité d’autrice ?

J. R. : Pendant plusieurs années, j’ai tourné autour de la nécessité de parler de Nelly Arcan sans trouver la porte d’entrée. Écrire une biographie ne m’intéressait pas. J’ai pensé à revisiter ses textes en monologue pour le théâtre, sans me mobiliser suffisamment. Et puis, alors que j’avais commencé mon travail d’écrivaine par des romans, je suis passée à l’autofiction. D’abord en 2019, avec « Un dimanche matin », consacré au féminicide commis par mon cousin Pierre. Et puis, en 2023, avec « Une fille de province », portrait d’une ville à travers un fait divers local. Ces deux écritures m’ont armée de nouveaux outils. En disant « Je » et utilisant ma propre expérience, voire mes recherches comme terreau, j’ai commencé à aborder les questions littéraires sous un jour nouveau. Il m’est devenu possible d’écrire autour de la figure de Nelly Arcan et pas simplement sur elle. C’est dans cet espace plus vaste et plus libre que nos voix, ainsi que celles d’autres autrices en résonnance, ont pu communément résonner.

V. M. : Quelle a été la scène la plus difficile à écrire ? 

J. R. : Écrire sur Nelly Arcan, morte tragiquement il y a plus de quinze ans a été un exercice d’équilibriste. Il fallait fouiller l’intimité d’une femme sans son accord, relater les paroles de ses proches sans les trahir et spéculer sur les angles morts sans mentir. C’est du travail mais, fait dans le respect et l’exigence, il devient accessible. Paradoxalement, ce sont les chapitres consacrés à ma propre filiation qui m’ont semblé les plus complexes à écrire. Les repères sont plus délicats à trouver. Où s’arrête ma « petite histoire », selon les mots de Deleuze, et où commence l’expérience universelle ? Il faut savoir se replonger dans sa propre intimité, sans laisser la pure émotion guider. Si « Je » devient un exercice narcissique, alors c’est perdu.

V. M. : Quelle(s) facette(s) de Nelly Arcan avez-vous voulu révéler ou nuancer à travers votre texte ?

J. R. : Le grand intérêt à travailler autour de Nelly Arcan, c’est précisément qu’il n’y a rien à révéler mais beaucoup à éclairer. De nombreux articles, voire de la recherche, concernant son travail sont truffés d’erreurs, principalement car ses romans ont été pris pour d’authentiques biographies. Certains faits relatés dans Putain ou Folle ont été considérés comme acquis quand il s’agissait de pures inventions fictionnelles. Pour ma part, je n’ai pas cherché à retrancher le vrai du faux. En revanche, j’ai tenté de comprendre l’entrelacs entre sa démarche et la manière dont la société de l’époque l’avait reçue avant de la mettre en perspective avec notre contemporanéité d’après #metoo. Mon travail d’écriture s’est construit dans cette circularité. À travers ces trois dimensions approchées en résonance, Nelly Arcan a pu apparaître à la fois dans l’écho de ses mots et la perdurance de ses silences. Elle est morte avec ses énigmes. Il convient de les respecter.

V. M. : Votre texte est-il aussi une manière de réhabiliter ou de réinventer l’image de Nelly Arcan ?

J. R. : Ce livre a pour ambition, et elle est déjà considérable, d’interroger ce que Nelly Arcan nous laisse en héritage. Je la réinvestis en ce sens. Je n’ai aucun droit sur elle et aucune certitude à imposer. En revanche, il m’a semblé légitime de réfléchir autour d’elle et d’articuler sa pensée sur un champ plus vaste : celui des quinze années écoulées depuis sa mort. Nelly Arcan n’a pas besoin d’être réhabilitée à mon sens, car sa place est incontestable pour ceux qui ont su la lire, et n’a pas à être réinventée, elle l’a assez été. Il est important, en revanche, de parler d’elle et de faire à nouveau résonner ses mots car ils nous enrichissent.

V. M. : Le texte semble révéler certains points de résonance entre votre trajectoire personnelle et celle de Nelly Arcan. Dans quelle mesure ces proximités ont-elles influé sur votre démarche d’écriture ? Ont-elles facilité le processus de création ou, au contraire, l’ont-elles rendu plus complexe, voire plus vertigineux ?

J. R. : On écrit toujours sur des avatars de soi. Nelly Arcan est l’un des miens, comme me semble-t-il, celui de nombreuses femmes. Peut-être même est-il celui d’Isabelle Fortier elle-même, son nom à l’état-civil. L’universalité de son ambivalence, écrivaine hors normes aux atours de poupée Barbie, a été le moteur de cette écriture. La précarité de son équilibre est la nôtre.

[Johanne Rigoulot est une romancière, scénariste et productrice française. Elle a publié Et à la fin tout le monde meurt (Flammarion, 2007), lauréat du Prix Marie-Claire du Premier Roman, Bâti pour durer (Fayard, 2012), Un dimanche matin, (Éditions des Équateurs, 2019), Une fille de province, (Les Avrils, 2023), La vie continuée de Nelly Arcan, (Les Avrils, 2025).]

Velimir Mladenović

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