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Écrire à la place du mort

Article publié dans le n°1219 (01 sept. 2019) de Quinzaines

Comment faire entendre, après des années, la voix douloureuse d’un frère muré dans l’étrangeté, aimé et si lointain ? Comment renouer les fils d’une fraternité effondrée par une mort tragique ? « Écrire est le dernier recours lorsque l’on a trahi », affirmait Jean Genet. Le dernier livre d’Alexandre Seurat conjure la culpabilité liée à la perte, et impose avec une pudeur toute expressive la figure aimée du « petit frère ».
Alexandre Seurat
Petit frère
Comment faire entendre, après des années, la voix douloureuse d’un frère muré dans l’étrangeté, aimé et si lointain ? Comment renouer les fils d’une fraternité effondrée par une mort tragique ? « Écrire est le dernier recours lorsque l’on a trahi », affirmait Jean Genet. Le dernier livre d’Alexandre Seurat conjure la culpabilité liée à la perte, et impose avec une pudeur toute expressive la figure aimée du « petit frère ».

Jeune écrivain de 40 ans, Alexandre Seurat poursuit avec grande constance un parcours d’écriture au plus près du réel et de l’expérience vécue. La Maladroite proposait le récit effrayant et glacé, transposé d’une histoire réelle, du calvaire d’une petite fille martyre de ses parents. Puis L’Administrateur provisoire évoquait la figure, fantomatique et pourtant véridique, d’un arrière-grand-père chargé d’administrer les biens des Juifs spoliés en France pendant la Seconde Guerre mondiale. Un funambule, paru ensuite, emmenait le lecteur dans une dérive onirique où pensées, émotions et rêves s’entrelaçaient au plus près d’une intériorité douloureuse. Dans chacun de ces trois livres, la souffrance crée le battement d’une écriture lancinante, agglomérant souvenirs, désirs avortés, et remords. Et l’organisation narrative de ces livres, où la structure familiale est constamment oppressante, impose toujours la figure décalée d’un frère, à la fois proche et distant, victime aimée et abandonnée.

Cette figure est précisément au centre du dernier livre d’Alexandre Seurat. Elle fournit la clé de tous les récits précédents, dont on comprend qu’ils l’annonçaient. Puisant dans la fiction, l’ascendance familiale ou la rêverie hallucinée, ils gravitaient, de façon déviée, autour de ce « petit frère » dont l’écrivain dresse à présent le portrait, toujours fuyant et à jamais inachevé. Car il fut un être de fuite, insaisissable, marchant « de toute sa hauteur, par grandes enjambées nerveuses », douloureusement exilé dans une étrangeté faite de violence agressive, de solitude provocante, de déni du réel, de sentiment d’abandon et d’appel désespéré à une famille qu’il semblait pourtant constamment vouloir accabler.

Révolté de toujours, violent et insaisissable dès son plus jeune âge, ce « petit frère » fut-il « schizophrène » comme il le dit lui-même à un moment ? Dans un schéma qui rappelle l’existence de Van Gogh, il fut certes obsédé par un grand frère qu’il ne connut jamais, mort quelque temps après la naissance. On dut l’interner en hôpital psychiatrique, avant qu’il ne s’abandonne définitivement à l’empire de la drogue, partageant volontiers sa vie avec des clochards. On le découvrit chez lui, mort de surdose. Le livre d’Alexandre Seurat, qui fait au plus près des souvenirs vécus l’histoire de ce jeune frère, ne livre pas de clés d’intelligibilité complète de son comportement. Il laisse le lecteur dans la stupeur de l’incompréhension : la vérité de cet être est faite aussi de ce mystère opaque sur lequel se sont fracassées la bienveillance affectueuse de son aîné comme les ressources d’analyse offertes par le travail d’écriture.

Autour du « petit frère » gravitent les membres de l’univers familial, qui offrent sinon l’explication, du moins la caisse de résonance, d’un mal d’être apparemment sans recours. La mère est là, attentionnée, attentive et angoissée, et pourtant toujours un peu distante, très sensible au code social. Et la figure du père, comme toujours chez Alexandre Seurat, s’assimile à une statue du Commandeur, faite de silence hautain, de raideur sans compassion, d’impossibilité de communiquer vraiment avec les enfants : « Ma mère disait à mon père Ça ne peut plus durer, et mon père ne répondait rien. » L’auteur lui-même se met en scène, relatant ses essais désespérés de dialoguer avec son frère, ses tentatives toujours avortées pour le conseiller. Beaucoup de douleur se mêle à ses souvenirs, traversés par un sentiment pesant d’impuissance, symétrique de l’affection tendre qu’il a toujours portée à celui dont, après sa mort, l’amie dit à l’auteur : « Tu étais un modèle pour lui. »

Partagé entre la violence contenue, le remords de n’avoir rien pu faire, et le flux des souvenirs qui submergent parfois brutalement la conscience, le livre est à la fois un portrait, une interrogation, un « tombeau » élevé à la mémoire d’un être secrètement admiré, et un travail de réparation. Recoudre la mémoire pour restaurer la continuité et l’unité d’une existence, c’est aussi réparer après coup ce qui n’a pas été fait – pour celui que les premières pages présentent « en déséquilibre, sur le point de basculer en arrière ». Il faut aussi à l’écrivain restaurer cette voix qu’il tente de retrouver, et qu’il tisse sans arrêt dans son texte, cette voix qui « disait toujours Ça va, bloc de mots qu’il vous laissait dans les bras ». C’est pourquoi le récit est ponctué d’extraits des carnets rédigés par le frère, où se dessine son désespoir, comme la conscience très claire qu’il avait de sa mort prochaine : « Si vous lisez cette lettre, c’est que j’ai atteint l’objectif que je m’étais fixé, mais la mort est si douce, vous savez. »

Ce contrepoint qui fait entendre le frère en écho de son aîné devenu écrivain participe d’une structure fuguée caractéristique de l’écriture d’Alexandre Seurat. La composition d’inspiration musicale évacue la construction rationnelle, apaisante, pour faire entendre sans résolution possible la vibration d’une souffrance transmuée en voix. Le procédé culmine pathétiquement dans la fin du récit où l’auteur tente de revivre l’agonie du frère, entrant en écho avec l’appel au père : « Traces dans la baignoire. Un tas de linge dans un coin, une odeur de renfermé. / Papa. Un long silence. / Papa. / Est-ce qu’il y a un endroit où l’on peut être bien ? / Papa. / Quel genre d’enfant j’étais ? / J’ai peur, papa. / Coups sourds, très lents, très réguliers dans toute la pièce. ». Le pathétique est celui des sept dernières paroles du Christ en Croix, dans la Passion rapportée par les Évangiles, et l’on croit entendre en arrière-plan la bouleversante musique de Haydn.

Une forme de salut – non religieux sans doute mais presque mystique – se dessine d’ailleurs dans l’épilogue, qu’ouvre une citation du poète Jean Roubaud : « ce morceau de ciel / désormais / t’est dévolu ». Prolongeant la rédaction des carnets de son frère, l’auteur se montre devant la fenêtre où il écrit, la nuit, tandis que la figure du « petit frère » est « restée de l’autre côté ». S’esquissent alors, à travers des souvenirs qui remontent à la surface, les gestes d’un compagnonnage presque amoureux, ou d’une tendresse maternelle : « je voudrais retenir mon frère, le bercer ». Mais ce schéma se renverse à l’extrême fin, lorsque la figure du « petit frère » devient à son tour une présence tutélaire : « Mon frère, pan de matière qui me surplombe. D’être bien plus petit que lui à présent m’apaise. » Par la double transfiguration de la souffrance et de l’écriture, c’est l’auteur qui est à présent devenu le « petit frère », comme s’il prenait la place de l’être tant aimé, et la place du mort.

Daniel Bergez

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