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La créature

Article publié dans le n°998 (01 sept. 2009) de Quinzaines

Le premier roman de Stéphane Velut est un récit de la solitude extrême, de la distorsion de la perception, de la perversité et de la déshumanisation. Entre fable kafkaïenne et variations sur le mythe de la créature, il signe un livre court, intense et formidablement dérangeant.
Le premier roman de Stéphane Velut est un récit de la solitude extrême, de la distorsion de la perception, de la perversité et de la déshumanisation. Entre fable kafkaïenne et variations sur le mythe de la créature, il signe un livre court, intense et formidablement dérangeant.

Lisant une fiction allégorique, nous sommes pris dans les rets d’une histoire à la fois incroyable, invraisemblable, et ramenés toujours au plus près de ce qui nous constitue, faisant émerger des tréfonds de nos consciences les immondices les plus répugnants et mettant au jour la nature même de la barbarie. Le livre de Stéphane Velut, entre descriptions cliniques et divagations folles, entreprend l’exhibition complexe de l’horreur et des gestes qui l’exécutent. Il rend palpable le sourd grondement de la brutalité et de la violence, illumine la noirceur de la manipulation. Comme un tableau peu à peu composé, Cadence se fait le récit de la pulsion mise à nu, de l’inhumanité parachevée.

Le roman se présente sous la forme distanciée d’un cahier énigmatiquement retrouvé, écrit en quelques jours par un mystérieux artiste, à Munich, dans les quelques temps qui précèdent le « Premier Jour de l’Art Allemand » en 1933. Un être qui se replie sur soi, dédaignant les autres, le monde qui l’entoure, bref un sujet se défaisant de la réalité par une opération de distanciation absolue. « L’humanité m’est étrangère. Et je suis étranger aux hommes » profère-t-il sur un ton prophétique. Manière d’égotique du signe, il s’observe et se sait différent ; se lovant dans une solitude malsaine, il entreprend l’analyse glaçante de sa perversité, l’acceptant totalement, s’en repaissant en quelque sorte. Il confesse : « (…) j’ai fini par entrevoir mon âme. J’ai saisi la raison de ma dérive, et je l’ai acceptée. J’ai admis ma différence, et j’en ai joui. » De cette déviance analysée par une raison déréglée naît la tension formidable qui habite ce récit bref, celle qui libère les énergies créatrices. Le livre devient la genèse de l’œuvre, suivant sa méticuleuse mise en place, ses implications terribles.

Une commande du Führer

Le narrateur reçoit une commande des plus proches du Führer qui réclame un portrait de jeune fille afin de célébrer la grandeur et l’avenir du peuple allemand régénéré. On lui confie un jeune modèle, fillette aux yeux immenses et à la belle chevelure blonde. Lorsqu’un officiel la dépose dans l’étrange logis qu’il a aménagé pour l’accueillir, il dit : « elle me parut magique ». Tout se tient là de leur étrange relation : parfaite pour le projet dément qu’il prépare depuis des mois, mutique, elle répond à tous les désirs qu’il projette sur elle, parfaitement passive, et s’abîme dans une fascinante dépossession de soi. Elle advient, comme une évidence. Ainsi, les termes d’un projet fou : « Elle arrivait parasitée par sa vie. Il fallait que je la vide. (…) La dépouiller du superflu, voilà. Qu’on me comprenne : il s’agissait d’en faire une chose. Je ne voulais pas la faire souffrir, je voulais qu’elle n’ait pas de douleurs. Comme un meuble, ou un arbre. Pour jouer je n’avais besoin que de son corps. (…) Elle allait devenir une pièce de mon dispositif, obéissante et froide. » Il s’agit de défaire le modèle des oripeaux de l’humanité, de le transformer en un objet idéal de contemplation, tableau vivant pour le seul bonheur d’un regard solitaire. De faire du vivant de l’inerte, de défaire la volonté, de nier l’existence en soi pour n’en dessiner que les contours. Seuls les gestes comptent. Les faits se défont de leurs causes naturelles, comme advenus du dehors. La « gamine » rebaptisée « poupée » devient la chose de l’artiste, sa créature secrète et infiniment manipulable.

Le récit, dont le corps, si l’on excepte le prologue et l’épilogue, est entièrement composé au passé, comme si le narrateur défaisait son œuvre, suit la progression de « l’installation » qu’il met en place autour de cette enfant. On découvre la « structure », sorte de « carapace » orthopédique qu’il fait faire sur mesure par un ami prothésiste, une gangue qui limite tous ses mouvements, la maintenant figée, offerte, la soumettant à des efforts énormes, jusqu’à sa bouche encombrée d’une pièce de la machine et de ses paupières perpétuellement ouvertes par des sortes de pinces. Le narrateur décrit avec précision le processus, racontant comment il l’observe, lui rase la tête, la fixe à des charnières afin de la laisser reposer, continuellement soumise à la pression du dispositif. La description que fait le peintre de la progression de son œuvre se double d’une forte dimension morale. Le lecteur découvre les monstrueux complices silencieux de cette affaire ténébreuse – Troost, Haas, la concierge Felice, ceux qui acceptent tout, jusqu’au pire – et entend, avec le personnage, le bruit cadencé des bottes des partisans d’Hitler qui envahissent la ville. Le récit clinique de l’expérience prend peu à peu une coloration fantastique lorsque les habitants se transforment en animaux – chiens, rats, porcs – emportant le narrateur dans une sorte de délire au sein duquel il perd ses repères, doute de sa nature et de son rôle, et l’entraîne sur les sentes de la peur et de la déchéance.

Le livre de Velut, manière de variation sur les mythes de Pygmalion et de Frankenstein, est à la fois une entreprise de déconstruction du regard, de la perversité, de la manipulation en même temps qu’une fable politique fort sentie. Le carnet de l’artiste dresse le portrait d’un être monstrueux qui nous dégoûte, et d’un monde en voie de déshumanisation dans lequel tout se fait objet, signe, plaisirs effrayants de la solitude absolue. Cadence construit un univers étrange – « l’antre », le « terrier » – au cœur duquel se jouent à la fois les questions de la représentation et de l’abstraction, de l’intime et de l’extérieur, de la folie et de la barbarie, des paradoxes de l’art qui s’exhibe dans la clôture d’un regard unique, du partage et de la liberté. C’est un livre de la répétition terrifiante et de la soumission, du trouble et du malaise, de la mécanisation des esprits. Voici, peut-être, le grand effroi.

Hugo Pradelle