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Un feu follet

Article publié dans le n°1010 (01 mars 2010) de Quinzaines

 Au cœur du roman, et dans le cœur de ses amis et parents, Benjamin Lorca occupe une place essentielle, que sa mort n’a pas supprimée. Dès le premier mot du nouveau roman d’Arnaud Cathrine : « Charognard », on comprend que tout ce qui touche au jeune écrivain éveille la passion, le silence respectueux ou la parole à vif.
Arnaud Cathrine
Le journal intime de Benjamin Lorca
 Au cœur du roman, et dans le cœur de ses amis et parents, Benjamin Lorca occupe une place essentielle, que sa mort n’a pas supprimée. Dès le premier mot du nouveau roman d’Arnaud Cathrine : « Charognard », on comprend que tout ce qui touche au jeune écrivain éveille la passion, le silence respectueux ou la parole à vif.

Le romancier adopte un dispositif narratif qu’il affectionne : des voix se succèdent, à différentes époques, pour évoquer Benjamin Lorca. Ceux qui avaient lu Sweet Home ou La Disparition de Richard Taylor savent ce qu’Arnaud Cathrine fait de ce procédé, comment, par éclats, allusions et ellipses il raconte un homme. La plongée dans le temps contribue également à donner de la densité au portrait, à éclairer au fur et à mesure le personnage, par une sorte de mouvement en spirale qui rapproche le lecteur de Benjamin. On est d’abord à distance, comme éloigné du héros, on avance jusqu’au bord de ses gouffres. On devine ce qui unit Benjamin Lorca et son créateur Arnaud Cathrine, mais on nous permettra de ne pas suivre ce fil d’Ariane de l’auto-fiction : laissons la corde épaisse à celles et ceux qui ne voient dans le roman que la projection d’un Je plus ou moins habile. La grâce d’Arnaud Cathrine est un peu plus forte.

Tout commence donc quinze ans après la disparition de l’écrivain, avec Édouard Pelan, éditeur passionné par l’œuvre de Lorca qu’il n’a pas pu publier, et par l’homme lui-même. Il est ce « charognard » dénoncé par Ninon et Ronan, ses deux amis les plus proches. Édouard a entendu parler du fameux journal et il veut le lire, avec le « secret espoir d’y figurer ». Ce qui l’unit à Benjamin excède l’admiration pour le romancier. Il aime le « garçon égaré » qu’il a connu à vingt-cinq ans, « mélange de réserve farouche et de brève impudeur ». Par lui on apprend ce qu’il en est de cet « écrivain né un dimanche en province » et dont « l’œuvre a surgi du désœuvrement et de l’envie têtue que quelque chose arrive enfin ». Ce jeune homme qui connaît assez vite un certain succès vit à la fois dans le retrait ordonné, et dans une forme de fièvre qu’incarne sa passion du jeu. Benjamin se ruine au jeu, à l’instar de celle qui lui sert de modèle, Sagan. Non qu’il aime spécialement la romancière, mais il emprunte ses tics verbaux à celle qui, pour lui, ne brille jamais autant que dans ses interviews.

Édouard rêve donc de lire le Journal, mais le texte est dans l’ordinateur de Ninon qui doit exécuter les dernières volontés du défunt, et à ce titre le détruire. Elle ne peut trahir ce testament, pour reprendre la formule que Kundera applique dans un très bel essai, notamment à Max Brod et Kafka. De ce Journal, nous lisons des bribes, par-dessus l’épaule de Martin, le jeune frère de Benjamin, qui organise la messe anniversaire des dix ans, à Blonville, où la famille de Benjamin habite depuis le départ de Caen. Les fins de week-ends y sont encore pires que du vivant de Benjamin, quand celui-ci rendait visite à ses parents. L’ennui, le vide, sont à peine compensés par l’écran de télévision que contemplent ses pauvres parents. Qu’est-ce que la famille et « P’tite misère », surnom de Martin, savaient de Benjamin ? Quasiment rien. Deux citations extraites du Journal mettraient le frère sur la voie. L’une, de Reverdy, dit : « Toujours debout aux premières lueurs de l’espoir, je ne cède au sommeil qu’à la plus extrême limite du désastre. » Le lecteur de ces lignes découvrira plus loin la phrase aussi désespérée que désespérante de Sagan. L’art d’Arnaud Cathrine, sa façon de bâtir la dentelle du récit est peut-être à son sommet ici. On devine dans les silences, à travers quelques détails le couple des parents, les origines tues, le désir de construire quelque chose de neuf dans cette Normandie qui les accueille. Et ce qu’on transmet aux enfants, qu’on le veuille ou le subisse, et qui fait une histoire, avec ses manques : « Benjamin ne regardait jamais de photos. De même, il ne concevait pas qu’on pût retourner sur les lieux du passé. Car avait été perpétré là un crime : la perte qui est toute l’histoire de la vie et dont il ne s’arrangerait jamais. »

Errances éthyliques, jeu jusqu’au vertige, angoisse, solitude… C’est le bagage de Benjamin tel que le disent aussi ses amis Ronan et Ninon. Des explications à son suicide ? Oui et non, ce serait trop simple, voire simplificateur. On ne sait pas pourquoi Benjamin a fait faux bond à Ronan, avant leur spectacle du 3 mai, celui auquel Martin n’a jamais assisté, et qui peut-être l’a fait un temps basculer. La folie de Martin est sa façon de vivre son chagrin, comme la défense placée autour du Journal est celle que choisissent Ronan et Ninon, ou le désir de lire ce texte celle d’Édouard.

Tout disparaîtra quand le fisc récupérera les dettes de Benjamin en vendant tous ses pauvres biens aux enchères. Il aura vécu en feu follet, à l’instar du héros de Drieu. L’image du roman gonflé par l’eau de pluie, bue par Maurice Ronet figurant en couverture, est de celles qui nous restent, une fois le roman refermé. Allez savoir pourquoi ; cela s’appelle sans doute la magie.

Norbert Czarny

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