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Le goût des départs

Article publié dans le n°1029 (01 janv. 2011) de Quinzaines

 Parfois, elle le raconte dans un texte proche de ce journalisme poétique qu’elle pratiquait, Marguerite Duras montait dans « l’auto » et demandait à Yann Andrea de partir. Dominique Issermann qui a photographié l’écrivain dans son cadre de Trouville raconte la même chose. On prenait à gauche, à droite, l’essentiel était d’explorer. On ne s’étonnera donc pas que la collection « Voyager avec… » accueille l’auteur du Marin de Gibraltar ou d’India Song.
 Parfois, elle le raconte dans un texte proche de ce journalisme poétique qu’elle pratiquait, Marguerite Duras montait dans « l’auto » et demandait à Yann Andrea de partir. Dominique Issermann qui a photographié l’écrivain dans son cadre de Trouville raconte la même chose. On prenait à gauche, à droite, l’essentiel était d’explorer. On ne s’étonnera donc pas que la collection « Voyager avec… » accueille l’auteur du Marin de Gibraltar ou d’India Song.

Et pourtant si, on peut s’étonner car comme l’écrit Laure Adler en quatrième de couverture, Marguerite Duras n’aimait pas voyager. Elle n’a connu qu’un seul véritable voyage, long, douloureux, celui qui en 1932 lui a fait quitter l’Indochine pour la France. Elle le raconte à sa façon, entre fiction et réalité, mais toujours avec cette poésie qui donnerait envie de citer des paragraphes entiers de L’Amant. Le salut des passagers, le chagrin des au-revoir, les « mugissements terribles » du paquebot descendant le Mékong jusqu’à la mer, c’est cela voyager : prendre un élan, couper avec des racines qui sont autant de liens qui enserrent, rompre avec les siens. Partir, c’est au fond ce que n’a cessé de faire Marguerite Duras. Son œuvre, toute en ruptures, en choix radicaux, en témoigne. Elle aurait pu s’appuyer sur le succès du Barrage contre le Pacifique, écrire des romans qui lui auraient assuré une reconnaissance et une aisance financière qu’elle n’a connues que tardivement, avec le triomphe de L’Amant. Et sa vie, tous les choix personnels qu’elle a faits témoignent de ce même besoin de partir.

Le voyage de Duras ne se produit pas sur la surface de la terre, mais dans sa profondeur. Écrire est pour elle s’enfoncer dans le « puits noir », dans cette part d’impensé, d’inconscient, de trouble qui constitue la matière de son œuvre et de son écriture. On l’a imitée, on l’a moquée, on n’a pas encore compris comment elle avait bâti cet ensemble unique, à la fois divers et singulier. Comme le note Laure Adler dans sa préface enthousiaste, écrite comme on devait parler avec Duras, tandis que le riz cuisait et qu’elle riait ou évoquait Racine, on garde la « nostalgie de son inventivité ». On reconnaît les films, les textes de Duras, mais on en reste ébahi, comme si c’était la première fois. Peut-être parce que cette écriture très travaillée, rendue limpide à force de supprimer ce qui serait bavard, cette écriture qui suggère plus qu’elle ne dit, ne saurait vieillir. Écrire est une façon de voyager, de circuler dans des paysages, de créer les images, les motifs, de faire d’un rien un univers. Pour ce faire, elle se coupait de tout et de tous, s’enfermait, se retranchait du monde le temps de retrouver les lieux, les êtres, le temps d’écouter le cri du Vice-Consul, de la mendiante, de se rappeler les frères et la mère, le Chinois, qui hantent plus qu’ils ne peuplent son œuvre. Et elle avait peur du résultat ; ses éditeurs devaient la rassurer, la réconforter, comme si elle écrivait à chaque fois son premier livre.

Marguerite Duras n’avait pas besoin de voyager. Et d’ailleurs on imagine mal cette rebelle à Cuba, en Chine ou dans quelques-unes de ces terres promises qu’arpentaient ses contemporains, pour le meilleur ou pour le pire. Elle avait passé sept ans au Parti communiste, avait des convictions révolutionnaires, mais les parades, les slogans et la langue de bois, très peu pour elle. Donc, non, pas ce genre de voyage. Mais un autre était possible, que l’on voit en regardant les photos de Dominique Issermann. Ce voyage qui naît de quelques galets rassemblés, d’une vue sur la Manche à partir des Roches Noires, d’un bout de tissu ou d’un vieux sac. Se trouvant un jour sur l’île de la Capitainerie à Trouville, elle avait dit : « on dirait le Mékong ». Elle n’a jamais vu Césarée, en Judée, mais comme son cher Racine elle sentait ce que ce cadre méditerranéen offre à Tite et Bérénice de souffrance ; elle comprend le départ de l’Empereur et le chagrin de son amante, en lisant l’Ancien Testament. Et puis il y a les paysages d’enfance, cette Indochine qui est son terreau. La rizière, les villages, la ville coloniale. Les sons, dont Laure Adler note combien elle est habile à distinguer puis à mêler ceux du dehors et ceux du dedans. Les odeurs aussi. Cette force de la sensation, on la retrouve dans un extrait du Marin de Gibraltar, dans lequel elle raconte un voyage des personnages vers Florence, au cœur du mois d’août, dans une canicule qui arrête toute vie, toute envie de vivre.

« Quelquefois oui, elle exagérait » écrit Laure Adler dans la petite biographie qu’elle lui consacre en fin de livre. Certains, pas les plus malins, n’ont retenu que cela, l’entretien avec Platini sur le football et l’affaire Villemin. Elle a vécu, en ses dernières années d’autres moments excessifs, la rendant inaudible ou trop proche d’une pythie qu’elle n’était pas. Ce n’est pas l’essentiel d’une œuvre dont une bibliographie très personnelle nous rappelle l’importance. On peut lire une douzaine de Duras différentes, selon qu’on croit la connaître (par cœur), qu’on est « amoureux de l’amour » ou que l’on aime les « textes obscurs ». Ce beau livre qu’on pourra s’offrir comme on choisit des ouvrages sur la peinture ou le cinéma, est une façon de retrouver cette diversité de Duras, de voyager dans les paysages qu’elle tisse à travers les phrases, dans les silences aussi, qui naissent entre les mots.

Norbert Czarny

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