Le thrène de Michel Deguy

Si « Donnant Donnant. Poèmes 1960-1980 » et « Comme si Comme ça. Poèmes 1980-2007 » – parus chez Gallimard – rassemblent l’essentiel de l’œuvre poétique de Michel Deguy, « À ce qui n’en finit pas », dont la première version date de 1995, est un livre à part, unique, irréductible à toute anthologie.
Michel Deguy
À ce qui n’en finit pas. Thrène
Si « Donnant Donnant. Poèmes 1960-1980 » et « Comme si Comme ça. Poèmes 1980-2007 » – parus chez Gallimard – rassemblent l’essentiel de l’œuvre poétique de Michel Deguy, « À ce qui n’en finit pas », dont la première version date de 1995, est un livre à part, unique, irréductible à toute anthologie.

Michel Deguy, depuis les années 1960, interroge en la déconstruisant la question de la poésie. Son œuvre, avec la revue Po&sie qu’il dirige, permet de situer autrement la place du poète sur les bords extrêmes du contemporain. Dans ce sens, le titre de l’important essai de Martin Rueff est programmatique : Différence et Identité. Michel Deguy, situation d’un poète lyrique à l’apogée du capitalisme culturel (Hermann, coll. « Le bel aujourd’hui », 2009). L’allusion à Walter Benjamin, auteur de Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme (trad. de Jean-Yves Lacoste, Payot, 1979), réactualise cette place justement du poète dans une culture qui ne serait plus que culturelle et dans un monde qui se dénature de plus en plus. 

À ce qui n’en finit pas est une adresse à la femme de Michel Deguy « disparue en mort » le 17 janvier 1994. Aussi, en en commençant la lecture, nous avons le sentiment qu’il s’agit d’un journal ou d’une « lettre d’amour » que Michel Deguy s’est donné pour tâche d’écrire afin de tenter de travailler le deuil qu’il éprouve douloureusement, comme l’avaient déjà fait Henri Michaux dans Nous deux encore (J. Lambert & Cie, 1948) ou Jacques Roubaud dans Quelque chose noir (Gallimard, 1986).

Mais, très vite, nous comprenons que, si deuil il y a, fût-il incommensurable, Michel Deguy travaille davantage la langue du deuil que le deuil lui-même, sa possibilité lyrique d’épanchement en poésie. Différence essentielle pour saisir ce lyrisme que l’on qualifie de « réflexif » ou de « critique » et que – de Mallarmé à Baudelaire, en partant de Du Bellay – Michel Deguy ne cesse de creuser. Comment, comment se retourner encore, pour la chanter, vers celle qu’Orphée a perdue, vers celle que Dante ou Pétrarque et, à leur suite, les poètes de la Pléiade chantèrent ? Même si l’adresse d’À ce qui n’en finit pas signifie qu’aucun travail de deuil – ou du deuil – n’épuisera la perte de l’être aimé (la nouvelle édition revue et augmentée vingt-deux ans plus tard le confirme avec fidélité), on entend un redoublement indicible qui caractérise ce que Michel Deguy, dans une « lettre » du Tombeau de Du Bellay (Gallimard, 1973), appelait une déception : « Vous m’aviez demandé de venir pour parler de poésie avec vous, moi qui publie des “poèmes” et soutiens donc souvent le nom de poète. Je vous ai déçue ; j’ai inventé cette déception-là. »

Le mot qui définit le genre de poème que serait À ce qui n’en finit pas est « thrène » : un chant funèbre accompagné de danses. Difficile pourtant, au premier abord, d’entendre ce chant ou de voir ces danses dans les fragments en prose qui composent le livre. Il est nécessaire d’entrer dans les singularités syntaxiques de Michel Deguy, leur souffle, leur respiration, qui ne séparent pas l’écriture de la pensée. En effet, avec Michel Deguy, le poème s’écrit toujours en pensant ou se pense toujours en écrivant. L’allégresse est pensive. « La poésie se change en poétique comme pensée du poème pensant à la poésie en attendant le poème », écrit-il dans Réouverture après travaux (Galilée, 2007). Les deux opérations sont liées et sont immédiatement reconnaissables – plus encore après l’inflexion nouvelle, la césure, la blessure d’À ce qui n’en finit pas. Andrea Zanzotto, dans la préface à Gisants (Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 1999), au plus près du gésir linguistique de Michel Deguy, soulignait que se réalise « une vertigineuse tessiture de registres et de tons qui tendent à relier et à superposer la méditation conceptuelle à l’émotivité, l’imagination à l’autoanalyse ».

Par moments, Michel Deguy écrit dans l’immédiateté de la disparition. Certaines pages sont poignantes, notamment celles des deux dernières nuits à l’hôpital avec sa femme. D’autres sont plus prosaïques sur les circonstances inévitables qui entourent la mort d’un proche. Par moments, Michel Deguy parodie même le « roman » pour relater, cette fois et sans concession, les aléas de toute « vie conjugale ». Et puis, à d’autres moments, la voix se brise, laisse percer une plainte. « Avec ce bruit de cœur régulier dans l’oreille, nous sommes nous-mêmes un train dans la nuit. Nous sommes vraiment seuls, en marche et c’est la nuit, avec ce bruit de cœur en train. » Une lune léopardienne se lève ou se couche au bout d’une rue, sans qu’on sache si son reflet figure encore quelque chose, un tramonto della luna, une vieillerie poétique, un « dernier attachement » ou un « astéroïde » sans plus aucune résonance. L’énergie du désespoir qui anime Michel Deguy semble ne pas se résigner à l’« assèchement » du Lêthé, le « profond Lêthé », ce fleuve de l’oubli « où se condense une léthargie qui permet de vivre, et d’où peut rejaillir la lucidité comme un nageur submergé refait surface »

Mais à cette poétique de la déception (« cette déception-là » qu’aurait inventée Le Tombeau de Du Belay) s’ajoute une autre question traverse tout le livre, À ce qui n’en finit pas n’étant pas qu’une expérimentation sur les manières de dire encore la perte inéluctable de l’être aimé. Plus la méditation s’approfondit et plus s’éloigne la croyance consolatrice en une vie après la mort. Desolatio (Galilée, 2007), le « poème » qui prolonge À ce qui ne finit pas, essaierait rétrospectivement de l’infléchir. « L’âme du corps est immortelle, mais s’anéantit avec lui », avec le corps qui meurt. « Il n’y a pas de consolation », répète de façon lancinante Michel Deguy, pour qui survivre à sa femme ne va pas de soi. Son adieu est inconsolable, n’en finit pas de s’abîmer dans l’insondable de la mort. Il n’y a que ce livre pour résister à l’oubli, à la dureté de la pierre tombale (un nom, deux dates). Seules ces « pages en parois de papier [qui] simulent une perspective sont la “vie future” » etont valeur d’« instance d’éternité ». Le credo s’énonce en ces termes, à la disparue, à ce qui n’en finit pas :

« Je ne crois à aucune survie hors celle qui est la mienne pour aujourd’hui et qui reprend la peine au réveil : métempsycose faible qui transmet de ta vie disparue dans la mienne et traduit ce qui fut ta peine en la mienne comme une transfusion de douleur.

Je ne crois à aucun commerce avec les morts hormis celui que j’entretiens avec ton empreinte en moi, cette âme étrangère qui “vit en moi”, cette autre vérité qui “habite l’homme intérieur”, désaltérant l’ego et qui l’a rendu hospitalier à l’altérité.

Je ne crois à aucune vie éternelle, nous ne nous retrouverons jamais nulle part, et c’est précisément ce défoncement du futur qu’aucun travail de deuil ne remblaiera en quoi consiste la tristesse, cette tristesse qui disparaîtra à son tour avec “moi”… »

Jean-Pierre Ferrini

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