Livre du même auteur

Nos vies inabouties

Une voix se dédouble : deux pronoms, « elle » et « je », se font face : « elle ne parle pas très fort », dit la page de gauche ; « je hurle dans les oreilles », répond celle de droite. Comment affirmer son existence dans un monde déjà comble ?
Une voix se dédouble : deux pronoms, « elle » et « je », se font face : « elle ne parle pas très fort », dit la page de gauche ; « je hurle dans les oreilles », répond celle de droite. Comment affirmer son existence dans un monde déjà comble ?

Le titre du livre, Sommes nous, sixième ouvrage de Sofia Queiros, s’écrit sans trait d’union : pas une question, l’intégrité du verbe, le poids du pronom. La voix cherche son identité, « je » agit et se regarde agir, « elle ». Et je+elle=nous.

Elle vit, celle qui exprime son « assentiment aux oiseaux migrateurs », êtres d’exil. Elle cherche à se mouvoir parmi les expressions éculées, « autant que faire se peut » : « elle marche qu’à cela ne tienne […] d’un pas alerte » ; en face : « je qu’à cela ne tienne marche d’un pas alerte ». Elle secoue ce qui peut l’être pour mettre en branle un vœu de vie, un vœu d’approche tendre, « à terre cuirasse et maille et bras ouverts enserre ».

Les actions s’enchaînent vaillamment, autant de preuves de vie : main « pleine de graviers que je peux à tout moment jeter sur le complet bleu de l’homme qui disparaît dans la lumière forte du midi ».

La narratrice explore, « les cheveux ruisselants d’orages la tête folle », s’adressant au vent, prenant au pied de la lettre des « couteaux d’ailes qu’on coupe dès le premier âge ».

Le « Nid », titre de la première partie, foisonne de plumes désordonnées dans lesquelles l’enfance rebondit, comme les deux mots mélangés par un enfant qui bute sur l’ordre des mots et « patauge dans la boue bottes en caoutchouc mitaines en laine qui pique les mains ». Dans ces fragments, des mots s’appellent : « un petit coin de verdure où poser ses coutures », ou « s’affadissent » et « s’affaissent ». Un air de ritournelle. Le nécessaire énoncé l’air de rien : « une petite maison un petit jardin un grand amour ». Et ce goût pour « ce qui de guingois » la fait se reconnaître dans les malheureux qui accordent du prix aux choses : « un mouchoir en tissu écossais comme si précieux ». Il manque des verbes, on va vite, on dit comme on pense, parfois « le grand jeu », « des talons aiguilles rouges des bas ».

Puis « il » vient s’ajouter à la somme du « nous ». Ce « il », « toujours prêt à en découdre », est la part masculine qui pourrait plus facilement s’imposer dans ce monde : « elle il je partagent la même maison le même lit la même bière les mêmes jours les mêmes souvenirs ».

La seconde partie tisse le « nid » de « brins et débris » de « nous », comme l’annonce son titre. Chaque page porte trois versets de deux lignes et demie. Chaque verset commence par « et », en une longue suite de 69+1 ajouts après les 29+1 poèmes en prose de la première partie, 30 pages pour chaque partie, 100 poèmes ou versets au total : la construction du nid est précise et rigoureuse dans sa forme de sommes.

Inventaire large, somme de réminiscences parfois datées : cafetière, objets entassés, mur, nuit, un film d’Ettore Scola, le portrait du Général… Après le « je, elle, il », voici les « ils » et « elles » autres : « la vieille femme », « la laborieuse », « la mère », « la mère-grand », « l’aîné », « le puîné »… Le « nous » devient celui de la famille. Bribes d’histoire, ébauches de faits non détaillés comme des débuts de récits possibles restés sans développement, peut-être comme « nous », éparpillé, somme d’éléments qui s’additionnent pour constituer l’ensemble inabouti de nos vies.

Isabelle Lévesque

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