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Les miroirs de l'homme

« La surface la plus passionnante de la terre, c’est pour nous le visage humain. » Le propos serait de Lichtenberg, cité par René de Obaldia et repris par Roger Grenier à la fin de son petit essai sur la photographie. Se passionner pour l’humain, c’est pour qui le lit, toute la vie de Grenier, et son projet. L’humain jusque chez l’animal dans ce que nous tenons pour son meilleur livre, Les Larmes d’Ulysse. Il sera ici question de photo, mais comme le dit un ami à l’auteur : « parle de la photo si tu veux, mais évite les clichés ».
Roger Grenier
Dans le secret d'une photo
« La surface la plus passionnante de la terre, c’est pour nous le visage humain. » Le propos serait de Lichtenberg, cité par René de Obaldia et repris par Roger Grenier à la fin de son petit essai sur la photographie. Se passionner pour l’humain, c’est pour qui le lit, toute la vie de Grenier, et son projet. L’humain jusque chez l’animal dans ce que nous tenons pour son meilleur livre, Les Larmes d’Ulysse. Il sera ici question de photo, mais comme le dit un ami à l’auteur : « parle de la photo si tu veux, mais évite les clichés ».

L’essai suit le fil autobiographique, de Pau à Caen, de Clermont-Ferrand à Paris, et ailleurs. Souvent, un nom d’appareil donne son titre au chapitre : le Baby-box de l’enfant est suivi d’un Zeiss, d’un AGFA gagné dans des conditions amusantes, puis un Leica, etc. Chaque appareil photo a permis une rencontre ou une amitié, a son histoire. L’irruption du numérique n’est pas une très bonne nouvelle pour l’amateur d’argentique et le flot continu d’images sans valeur va de pair pour Grenier avec la fuite du temps, la disparition d’êtres chers. Le présent, écrit-il, est comme un pays étranger. Il s’y sent en exil.

Mais Roger Grenier n’est pas homme à sombrer dans la mélancolie et ce petit livre fait d’anecdotes et de brèves digressions est plein d’une humeur légère, sans ôter à la réflexion de sa profondeur. Quelques étapes jalonnent donc la vie de celui qui aurait pu devenir photographe, s’il n’avait tenu un stylo en main. L’appareil l’accompagne quand, adolescent, il visite Jean-Pierre (nous laisserons au lecteur le soin de deviner qui est ce Béarnais-là). Des photographes l’accompagnent quand il couvre les affaires judiciaires pour Combat ou pour France-Soir (dont il faut rappeler que c’était un grand quotidien de reportage). Un chapitre évoque le regard gris de Sylvie Paul, une meurtrière au parcours aussi tourmenté que celui d’un Jean Genet, voire pire puisqu’il passe par les camps de concentration. Plus amusant, Grenier raconte l’histoire de Kitrosser, un reporter qui faillit en venir aux mains avec un futur prix Nobel, pour une histoire de Traction avant. On retrouve « le parcimonieux Henri Smadja », alias « Le crime », dont le reporter photographe ne disposait pas de flash.

Le livre rapporte également les manies et secrets d’artistes. On apprend ainsi qu’entre eux, les photographes ne s’aiment pas… Mais les écrivains ?

Lisette Model enferme ses photos la nuit, pour que leur âme ne vienne pas la hanter. Brassaï travaille pour un riche collectionneur, avec Henry Miller et Anaïs Nin ; la collection n’est pas à mettre sous tous les yeux. Weegee, le roi du fait-divers new-yorkais, branché sur la fréquence de la police, cherche pour ses photos de cadavres, des « éclairages à la Rembrandt, sans trop montrer de sang dans l’image ». Le morbide est une constante quand il faut faire le « forcing ». Tel est le mot des paparazzis qui traquent les vedettes dès la fin des années cinquante (le mot ne sera inventé qu’en 1961 par Fellini). Une histoire de bocal donne des frissons. Et elle date de 1945…

La photo génère ses mots, et ses situations. « Prendre » en photo est-ce si innocent ? Que dire de ces photos de mariage qui existent après que le couple s’est dissous dans le divorce ou dans le deuil ? Et que disent les photos des êtres ? Grenier en tient pour une vérité simple : parmi tous les miroirs de l’homme, la photo est celui qui ment le moins. Oui est-on tenté de lui répondre si l’on songe à August Sander, ou dans un style très différent, à Nan Goldin, qui traque l’instant le plus secret. L’auteur appuie cette pensée sur le portrait de Nerval réalisé par Nadar, sur les réflexions de ce grand ancêtre quant à la « ressemblance intime ». Certains photographes (les ou le nom nous échappe) arpentaient les lieux sans pellicule dans leur appareil, juste pour cadrer. Roger Grenier évoque, lui, une photo des Alinari, de célèbres photographes florentins, qu’il n’a pas acheté sur un marché de Lucca. Il en garde le regret, et en même temps, se la rappelle, en rêve encore.

À la fin de son essai, il parle des albums photo qu’il remplit, et qui constitue son autobiographie. Lorsqu’un nom lui manque, qu’il ne reconnaît plus un visage ou ne sait plus où et quand le cliché a été pris, c’est une souffrance. Peut-être est-ce la raison de ce que nous lisons : les souvenirs affluent, sans doute pas au rythme des images numériques, mais ils ne sont pas rétifs, effacés comme les contours d’une photo pas contrastée. Reste le secret, définition même de la photo selon Diane Arbus, l’une des plus grandes artistes, des plus intenses : un secret au sujet d’un secret. 

Norbert Czarny

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