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Les revanches

Article publié dans le n°1047 (16 oct. 2011) de Quinzaines

Un récit puissant qui dépasse les enjeux de la guerre pour dire quelque chose de profond sur la domination, la délectation de la violence, l’égarement des hommes et leurs revanches sourdes. Un palimpseste profus de voix.
José Antonio Labordeta
Dans le tourbillon (En el remolino)
(Attila)
Un récit puissant qui dépasse les enjeux de la guerre pour dire quelque chose de profond sur la domination, la délectation de la violence, l’égarement des hommes et leurs revanches sourdes. Un palimpseste profus de voix.

Le soleil, zénithal, tourbillon impitoyable de lumière brûlante, consume le corps de Braulio l’usurier jusqu’à la fin d’une agonie désespé­rante durant laquelle la parole intérieure s’abrase de mille détails d’un passé triste et violent jusqu’à s’égarer, mélangeant tout, s’abîmant dans ses embrouillaminis haineux, jusqu’à l’effacement et au silence que souligne l’éclat d’un jour d’été trop chaud. Le récit de José Antonio Labordeta (1) est tout entier contenu dans l’agonie pitoyable d’un infâme brisé, ligoté à un pin à côté de sa mule – seul être vivant auquel il peut encore s’adresser –, abandonné à son destin dans le grand vide silencieux d’une nature étouffante. Jusqu’à « la fin de tout, de l’espoir, du désespoir, des cris, des luttes ». 

Tout part de ce lieu et y revient : après avoir erré, comme à la poursuite de voix réclamant à être démêlées, dans la touffeur violente de l’effondrement d’une communauté haineuse et silencieuse, ne se dépêtrant que difficilement d’une alternance de soliloques intérieurs qui se répondent sans se rencontrer jamais et de descriptions précises et fortes, le lecteur découvre un univers minuscule, figé dans ses rancœurs et ses dominations, qui se brise, emportant les êtres dans un tourbillon de violence aveugle. Le récit, éclaté entre une longue série de personnages dont les voix, comme à timbres différents, se reprennent pour dire une communauté de destins qui ne peuvent que s’affronter et disparaître dans un même élan. 

Alors que des rumeurs annonçant une guerre civile parviennent à un minuscule village de montagne ranci de détestations anciennes et de conflits larvés, les inimitiés se réveillent, des clans se forment et l’affrontement sourd inéluctablement. S’affirmeront bien vite, et comme d’évidence, les clivages politiques – Pascual et le forgeron prennent le maquis dès qu’ils soupçonnent l’assassinat du maire, le juge local et ses proches s’empressent d’affirmer leur pouvoir arbitraire, les riches resserrent les rangs, les humbles s’inquiètent des récoltes et du climat délétère qui s’installe sournoisement. Pourtant ce n’est pas du côté politique seulement que se jouent la violence et le trouble qui saisissent cette communauté étrécie. Aux tréfonds de l’humanité s’ordonne un conflit plus terrible encore qui fait s’affronter les êtres dominateurs, assoiffés de pouvoir, qui écrasent et humilient les faibles qui les contemplent, effarés, survivant dans leur ombre. Dolores et Angelito surtout, dévorés par les figures dominatrices et égoïstes de leurs frères, Braulio et Severino. 

Le roman n’ordonne finalement rien d’autre que l’affrontement vain et monstrueux de ces deux hommes tout entiers dévorés par leurs propres désirs, incapables d’y résister et s’y abîmant avec une manière de délectation mauvaise. L’un, après avoir été humilié toute son enfance en raison de sa basse extraction et d’un père toujours abêti d’alcool, s’étant fait usurier domine désormais les paysans, alors que l’autre, son tourmenteur enfantin, enrage de son impuissance et saisit l’opportunité d’un bouleversement politique pour régler ses comptes. L’un abattra l’autre et s’enfuira dans l’arrière-pays, remâchant sa « haine sans fin », poursuivi par des hommes enivrés de sang lors d’une battue qui fera se télescoper les enjeux d’une revanche qui semble s’étendre sans limite à tous ceux qui peuplent le roman. 

José Antonio Labordeta pourtant ne nous raconte pas qu’une énième vendetta sur fond de guerre d’Espagne, mais ordonne une réflexion assez stupéfiante sur la domination et son renversement, sur la délectation qu’il y a à se nourrir de la violence, à la contempler, à la faire se jouer en soi et en son dehors dans un même élan, sur la façon dont s’articulent pulsion et politique, sur ce qui sourd toujours derrière l’événement ponctuel, ce qu’il y a de tragique en l’homme, de monstrueux aussi, et qu’il répète inlassablement. Le roman démontre avec une rare puissance l’épuisement des êtres dans la haine, la faiblesse consubstantielle qui les pousse à la sauvagerie, la manière dont ils s’abritent derrière l’événement et l’Histoire pour répéter les mêmes crimes, parachever les mêmes revanches. 

Dans le tourbillon fait se réfléchir, en une langue poétique et évocatrice qui fait irrémédiablement penser à Rulfo, Sender et Faulkner, la violence qui pousse les forts à s’entretuer et les faibles à se révéler. La force véritable se loge ainsi dans l’en-deçà. Car derrière la traque de Braulio, la mort de Severino, la fuite du forgeron et de son acolyte, se profilent la revanche de Dolores qui enfin semble maîtresse d’elle-même, euphorique, laissant les choses advenir, celle d’Angelito, le frère falot qui accomplira, avec dégoût, se dépassant dans la perpétration du pire, la vengeance qui lavera les affronts du passé. Labordeta profère alors quelque chose de l’Histoire en même temps qu’il figure des incarnations qui la dépassent, les réduisant à des manières de voix qui se débattent dans un grand vide tourbillonnant, celles des perdants, des égarés, qui demeurent après l’effondrement, sans parti, et s’arrangent du réel, ceux qui tiennent, peut-être, la vraie revanche. 

  1. Labordeta (1935-2010) était un personnage très connu en Espagne, à la fois poète, chanteur, présentateur de télévision et homme politique. Son récit, une première fois publié en 1974, a reparu chez Anagrama en 2007.
Hugo Pradelle