Sur le même sujet

A lire aussi

Lucidité enfantine

Article publié dans le n°1021 (01 sept. 2010) de Quinzaines

 Alain Mabanckou s’enfouit dans la voix d’un enfant qui témoigne de son monde intérieur et ausculte l’indépendance de son pays et les vicissitudes de la politique internationale des années soixante-dix. Un regard d’une grande lucidité et une voix d’une truculence délicieuse.
Alain Mabanckou
Demain j'aurai vingt ans
 Alain Mabanckou s’enfouit dans la voix d’un enfant qui témoigne de son monde intérieur et ausculte l’indépendance de son pays et les vicissitudes de la politique internationale des années soixante-dix. Un regard d’une grande lucidité et une voix d’une truculence délicieuse.

Les enfants possèdent une voix bien à eux et posent un regard étrange sur le monde, à la fois naïf et empreint d’une lucidité qui échappe bien souvent aux grands, ceux qui connaissent le monde, en parlent et s’y débattent. Ils s’abîment en eux-mêmes et en donnent peut-être les clefs. Errant dans l’entre-deux d’une enfance qui progresse insidieusement vers son achèvement cruel, ils s’approprient leur environnement et rêvent d’ailleurs pleins de possibles. Sur le seuil de leur vie, ils apprennent à déchiffrer la vie, ses dangers et ses inénarrables aventures.

Pour Mabanckou, c’est un peu un retour à la case départ. Demain j’aurai vingt ans est le roman des origines et de leurs dispositions joyeusement mélangées, de ce qu’elles impliquent de l’avenir d’un homme, de sa fausse naïveté, de sa formation et de sa joie de vivre inaltérable. Mabanckou est un être joyeux qui dit des choses profondes. Il y a quelque chose de la peinture de Gauguin dans son écriture, dans l’énergie des mots qu’il place dans la bouche de son narrateur, dans la force évidente qui s’en dégage. Il écrit en couleur, en technicolor pourrait-on dire, avec les mêmes tons des films indiens que les habitants de Pointe-Noire se ruent voir au Rex, le grand cinéma de la ville.

Demain j’aurai vingt ans est un roman des passages, un livre qui fait écho, revenant à l’enfance pour dire tout autant de l’avenir, un récit du temps passé qui conforme un présent pour tisser l’étoffe d’un langage neuf et puissant. L’enfance de l’art en somme. On y découvre un garçon de dix ans environ, Michel qui vit avec sa mère, maman Pauline, et son beau-père, papa Roger, se laissant porter par la vie comme elle vient. Il confie, en mélangeant tout en un immense soliloque, ses amours enfantines avec Caroline qu’il « aime comme une voiture rouge à cinq places », ses rivalités sentimentales, son amitié pour un garçon affublé d’un prénom algérien, la vie de sa famille, marquée par la polygamie, sur laquelle pèse l’ombre de son oncle, serviteur zélé et imbécile du régime marxiste en place, ses escapades dans une ville chamarrée et bruyante, ses demi-frères et sœurs qu’il admire beaucoup, ses lectures, ses enthousiasmes et ses angoisses, la manière assez invraisemblable dont il voit le monde. Pourtant, tout n’est pas rose, et parfois le noir y gagne sa part, car c’est un gamin issu d’une union catastrophique dont il porte sur lui l’infamie, accablé d’un mauvais sort qui aurait « bien fermé le ventre de maman Pauline ». Le roman est donc aussi celui d’une culpabilité qui contrebalance son insouciance et sa naïveté, l’emportant vers l’âge adulte.

Pourtant, le livre ne se cantonne pas au récit d’une enfance dans les rues de Pointe-Noire, à ses hauts et ses bas, à une pagnolisade. Michel (et par là même Mabanckou) entreprend, en parallèle, l’histoire d’une décennie, celle des indépendances africaines, s’interrogeant sur ce qu’il attrape de la politique et du monde. Chez lui, on écoute la radio, son père disserte sur les événements qui essaiment de la Révolution islamique en Iran à la folie d’Amin Dada, des otages de Téhéran à l’affaire des diamants de Bokassa, en passant par l’attribution du prix Nobel à Mère Teresa… Le narrateur n’y comprend rien, mélange tout, entremêlant la réalité historique à ses fantaisies d’enfant, proposant une vision parfaitement cocasse d’un monde en plein bouleversement. À partir de ce méli-mélo, Michel se questionne, essaie de rassembler les bribes de ce qu’il entend, pour dire en creux les mécanismes et les raisons mêmes d’un pays qui balbutie. Car entre la rhétorique d’un régime communiste à l’africaine tout à fait délirant, les influences extérieures, le poids de la France et plus largement des Blancs, rien n’est clair, tout est impénétrable et singulièrement ridicule. Sa voix faussement innocente en démonte, avec une légèreté confondante de brio, tous les rouages, en expose tous les travers. Mabanckou remet les pendules à l’heure !

Le roman est à la fois un récit autobiographique – on suppose en le lisant que l’écrivain y a mis beaucoup de lui-même, de sa jeunesse, de ce qu’il a entendu (certains passages ne peuvent être inventés !) – et une mise en perspective de la démarche même de l’écrivain. On découvre ici le terreau, la matrice d’un rapport au monde, au langage, la source de la parole composite, métisse, vivante qu’il développe dans ses livres où se nouent à la fois l’oralité et le lien qui s’établit avec la grande littérature et les textes fondateurs. On pensera aux très beaux passages sur la découverte de la littérature, en particulier à ce que représente pour lui Arthur Rimbaud, ses « châteaux », les chansons de Brassens ou les aventures potaches de San Antonio. Car l’objet de ce livre est bien ce qui fait l’homme, le construit, l’établissant dans une réalité pour pouvoir passer dans une autre sans rien perdre de l’incroyable richesse de ce transport. Le titre porte cette évolution qui fait passer du primaire au complexe, de ce moment de la vie d’un jeune Africain qui amalgame d’abord tout, pour, on le devine, le comprendre plus tard, demain, quand il aura vingt ans. Les hommes passent à l’âge adulte, parfois sans s’en rendre compte, Michel, lui, pressent les grands changements, les possibles qui s’ouvrent, sans jamais rien oublié de là d’où il vient, des voix qui l’accompagnaient alors, de ses origines, cette place qui est à lui, différent, décalé d’un pas, d’une voix peut-être. Ne dit-il pas : « J’ai envie de tout faire dans ma vie » ? Le livre de Mabanckou renferme tous ces possibles, cette voie qui s’esquisse, nous rappelant qu’à la fois la littérature lutte contre le renoncement et invite instamment à la lucidité.

Hugo Pradelle

Vous aimerez aussi