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Jules et Jim en yiddish

Article publié dans le n°1021 (01 sept. 2010) de Quinzaines

 « Mon vice à moi, c’est d’aimer les histoires. » Le propos est de Robert Giraud, grand explorateur de Paris, de ses recoins et bistrots. Il vaut pour Robert Bober qui le cite dans son dernier roman, au titre emprunté à Reverdy, "On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux". Bober aime les anecdotes, les récits qui rebondissent et se font écho, les personnages, réels ou imaginaires, qui se croisent et donnent à la trame romanesque une densité plus grande.
Robert Bober
On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux
(P.O.L.)
 « Mon vice à moi, c’est d’aimer les histoires. » Le propos est de Robert Giraud, grand explorateur de Paris, de ses recoins et bistrots. Il vaut pour Robert Bober qui le cite dans son dernier roman, au titre emprunté à Reverdy, "On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux". Bober aime les anecdotes, les récits qui rebondissent et se font écho, les personnages, réels ou imaginaires, qui se croisent et donnent à la trame romanesque une densité plus grande.

Dans ce roman, on entend d’abord Bernard Appelbaum. C’est un enfant de la cité Crussol, tout près du Cirque d’Hiver. Yankel, son père a été arrêté en 1942. Sa mère, Hannah, s’est remariée après la guerre avec Leizer, mort dans le crash d’un avion en 1949. Cela ressemble à bien des histoires d’enfants juifs et Bober en a raconté d’autres dans Quoi de neuf sur la guerre ? ou Berg et Beck. Depuis ce deuil, Hannah, Bernard et Alex, son demi-frère, vivent avec la grand-mère, « Boubé », dans l’appartement du XIe arrondissement. Le jeune homme aime le « caractère villageois et familier » de ce lieu. Une chaise vide rappelle l’absence des deux hommes.

Bernard retrouve Robert, son ex-moniteur de colonie, un jour de 1961. Robert, en qui on reconnaît le romancier, a travaillé avec Truffaut sur Les 400 Coups. Il prépare désormais le tournage de Jules et Jim. Il prend des photos dans Belleville, repère des cafés, des sites qui rappelleraient le Paris d’Henri-Pierre Roché. Il fait engager Bernard comme figurant, avec Laura, une jeune fille qu’il a aimée en colonie de vacances. Un soir de janvier 1962, il verra les résultats du tournage au cinéma, avec sa mère et apprendra qu’elle a vécu un même amour, avec Yankel et Leizer, peu avant la guerre, en Pologne. À l’instar du bonimenteur dans La Ronde de Max Ophuls, Bernard « adore le Passé ». Il le reconstruit, sous nos yeux. Les fils du récit s’entremêlent, et grâce aux photos, aux films, aux balades dans un Paris des années soixante qui n’avait guère changé depuis la Commune, on retrouve les « instants uniques » qui font une vie.

La mémoire de Bernard est enfouie dans un carton à chaussures rempli de photos. On y voit, toute petite, une image de son père, des vues et personnes de Pologne, d’autres photos. Le regard fixe de son grand-père vers celui qui le photographie pendant la guerre, étoile jaune sur la poitrine, « va au-delà. C’est peut-être comme ça que l’on regarde le monde lorsqu’on le regarde pour la dernière fois ». Il en trouve des photos, mais pas celle qui l’aurait montré enfant, entre son père et sa mère. Nul n’a eu le temps de la prendre, entre 1940 et 1942. Ce qui n’est pas laisse sa trace, aussi intense que ce qui est. Les récits maternels comblent certains blancs, et surtout unissent le jeune homme à Hannah. Elle a aimé deux hommes, a été aimée d’eux, a suscité la jalousie de celui qu’elle délaissait en se mariant et partant en France. Les retrouvailles avec Leizer après 45 sont comme une réparation, bientôt brisée par le crash de l’avion.

Mais les photos sont aussi celles que Bernard glane aux Puces de Saint-Ouen. Comme les cartes postales, elles racontent l’histoire des autres. À la façon de Boltanski, Bernard reconstitue son histoire à travers les récits communs, les souvenirs partagés d’un voyage touristique ou d’une affaire de famille.

C’est aussi cette mémoire commune qu’il retrouve à travers le cinéma. Harpo Marx fait le lien entre Alex et sa tante Esther, la sœur de Leizer, partie comme chorus girl à New York. L’échange de lettres entre Bernard et Esther réconcilie ces deux parties d’une famille réduite à si peu par la guerre. Et si Jules et Jim est l’histoire de sa mère, c’est aussi un écho à Casque d’or que Becker a tourné dans ce même quartier de Belleville, car tout fait lien dans l’univers de Bober. La Ronde, comme Madame De, en disent sans doute plus sur le sentiment amoureux, le désir ou la perte que de longues réflexions. On partage les émotions et lorsqu’il voit les larmes de Danielle Darrieux, soudain éprise quand on la croyait futile dans le film d’Ophuls, Bernard est soudain bouleversé par une spectatrice qui pleure, une de ces inconnues de la ville qu’il aurait pu aimer. C’est l’un des plus beaux moments de ce roman, qui n’en manque pas.

On ne peut plus dormir tranquille quand on a une fois ouvert les yeux est un roman d’amour. Amour des femmes bien sûr, comme Laura et cette spectatrice, comme Ruth aussi, la jeune Allemande qu’il rejoindra à Berlin, mais aussi histoire du désir exprimé avec pudeur et intensité. L’image de Suzy se séchant à la sortie de la piscine dans une cabine mitoyenne de celle de Bernard rappelle ce qu’il y a de meilleur dans les films de Truffaut, par exemple : tout est suggéré, jusqu’aux blessures de l’amour.

Roman d’amour pour Paris, ce livre s’apparente à une déambulation dans ses quartiers les plus secrets et lumineux. Belleville y tient une place de choix, avec la guinguette du Père Victor, impasse Compans, avec ses panoramas, et points de vue sur une capitale étendue aux pieds de cette colline : la passerelle de la Mare, la rue des Envierges, la rue Vilin… On est chez Willy Ronis et Georges Perec, l’ami de Bober, dont on retrouve aussi l’écho dans ce Jeu des Grands Boulevards qui consiste à mémoriser le nom de toutes les boutiques qui s’alignent sur le boulevard Saint-Martin. Et puis il y a les passages secrets, les entrées multiples, les cafés mystérieux, comme ce bistrot de la rue du Plaisir dans lequel le conduit Robert Giraud, grand voyageur nocturne, pilier des bars où il collecte la poésie des zincs. Monsieur Raymond a des talents que lui envieraient bien des jeunes gens. Les dames qui assistent à son spectacle ne s’y trompent pas…

On sourit donc autant qu’on est ému, on saute du présent au passé, encore que le fil qui unit les fusillés du Mur des Fédérés et les morts du métro Charonne soit si tendu qu’on voit bien comment s’écrit l’Histoire, surtout celle des rebelles et des victimes. Elle est là, l’Histoire, omniprésente, dans un avion tombé dans l’océan comme dans la disparition de Yankel, dans le souvenir de Vallès le proscrit comme dans les articles de presse qu’Odile, une documentaliste rencontrée par Bernard lui fait lire. À la fin du roman, lors d’un voyage, Bernard revoit une photo de son père : elle est plus grande que la première, la seule qu’ait contenu le carton à chaussures. Elle lui confirme ce qu’il avait deviné enfant du sort final de Yankel. Il peut maintenant se tourner vers l’avenir.

Robert Giraud aimait les histoires et quand on lui demandait comment il les trouvait, ce qu’il fallait en penser, il n’avait qu’un mot : « ininventables ». C’est aussi ce qui définit celles que nous lisons sous la plume de Robert Bober.

Norbert Czarny

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