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Mauvaise odeur

Article publié dans le n°1021 (01 sept. 2010) de Quinzaines

 Une terrible odeur hante les nuits de Paris en cet été 2003. On se rappelle sans doute la canicule qui étouffait la ville, et qui provoqua tant de morts, parmi les personnes âgées souvent seules, souvent pauvres. C’est dans ce paysage désolé, ce cadre étouffant que se termine le face-à-face entre Gilbert Bratsky et Didier Leroux, principaux protagonistes de "Quand j’étais normal".
Marc Weitzmann
Quand j'étais normal
 Une terrible odeur hante les nuits de Paris en cet été 2003. On se rappelle sans doute la canicule qui étouffait la ville, et qui provoqua tant de morts, parmi les personnes âgées souvent seules, souvent pauvres. C’est dans ce paysage désolé, ce cadre étouffant que se termine le face-à-face entre Gilbert Bratsky et Didier Leroux, principaux protagonistes de "Quand j’étais normal".

Ces deux garçons qui se sont connus dans un LEP (1) de banlieue en 1976 n’étaient pas vraiment faits pour se fréquenter, au-delà du cadre scolaire. Gilbert, le narrateur, est le fils de Benjamin et de Paule, un couple engagé depuis toujours dans le théâtre militant, populaire, dans une banlieue de province qui ressemble à l’ancienne ceinture rouge de Paris. Gilbert a poursuivi des études et travaille pour une agence de presse. Didier Leroux est quant à lui un ex-taulard. Pendant les années de LEP, il jouait un peu les caïds et considérait Gilbert comme un rien du tout, un fayot, tout au plus. Mais depuis sa sortie de prison, il s’est rapproché des parents Bratsky qu’il considérait déjà en 1976 comme sa famille d’adoption. C’est du moins le discours qu’il tient au narrateur, pour expliquer ou défendre un comportement curieux.

Le roman commence sur un ton satirique. Weitzmann dresse un tableau de la société des années soixante-dix, ses cadres politiques ou éducatifs encore assez solides avec le brin d’ironie qui colore la plume comme il faut. Les Bratsky sont des gens de gauche pleins de sincérité, fidèles à un idéal, une utopie. Les Bratsky ont par ailleurs délaissé leurs origines juives pour incarner l’universalité, la République, et un engagement qui rappelle celui de bien des communistes (et périphériques). C’est même cette fidélité à « la gauche de la gauche » qui vaudra à Benjamin de perdre son emploi : son patron, un socialiste rose très clair le licencie en 1981 quand Mitterrand accédant au pouvoir, on veut du plus consensuel.

Gilbert n’est pas insensible aux charmes de Muriel Dubonnet, dont le père est fier d’être propriétaire, et de travailler au lieu de s’intéresser à la culture. Didier vit, lui, dans la crainte d’un père buraliste, figure plutôt brutale, sorte de « beauf » comme les dessinait Cabu. On s’amuse beaucoup, notamment quand le jeune Gilbert, adolescent curieux de tout, sert de référence à ses parents qui le questionnent comme un adulte devant les amis et voisins. Il est promis au meilleur sort, quand Didier terrorise ses camarades, leur fait du chantage, comme un vulgaire cador.

Le 11 septembre 2001 marque un tournant, signifié dans le roman par l’entrée en scène de l’oncle Julius Mandelbaum, et de sa jeune compagne Liliane. Sous l’influence de cette dernière, l’oncle sexagénaire a fait un retour au judaïsme et à cette forme de patriotisme pro-israélien qui caractérise bien des juifs français conservateurs, défenseurs des positions les plus stupides ou intenables. Si le ton sarcastique persiste ici ou là, on sent bien que l’atmosphère a changé, et que cette double présence met en relief les déchirements présents et à venir. C’est aussi le cas au travail puisque les patrons du narrateur, Isabelle Bartoli et Bertrand Cohen, sont en conflit perpétuel et que Gilbert s’efforce de rester neutre. Le conflit du Proche-Orient et la guerre en Irak ne sont pas pour rien dans les affrontements et Gilbert se rapproche d’Isabelle dont les positions pro-palestiniennes ne sont pas spécialement les siennes.

La rencontre avec Clélia, une intellectuelle précaire semble éclaircir le tableau, mais elle est génératrice d’incertitude et de malaise. Clélia a un enfant d’Antoine, brillant directeur d’une revue de qui elle est séparée, mais dont elle dépend pour le travail. Elle vivote en lisant des manuscrits et en écrivant pour sa revue, de sorte qu’elle ne peut rompre le lien qui les unit. Et Gilbert attend que leur relation devienne solide et durable, alors qu’elle ne s’engage jamais.

Puis viennent la guerre en Irak et son cortège d’agressions antisémites, la canicule et ses morts. Gilbert reçoit des méls anonymes ; autant de menaces et d’insultes qui le ramènent en des temps qu’on espérait finis. Il mène l’enquête pour trouver le responsable de ces envois, est persuadé qu’il s’agit de Didier, dont les propos aussi confus que les idées ne dérangent guère ses parents, mais le perturbent lui. Visiblement, Didier cherche à prendre une place que Gilbert n’occupe plus trop. Pendant une de ces nuits étouffantes, « une nuit épaisse comme une araignée grasse collée sur le ciel » les deux hommes se font face, sans que jamais Gilbert n’obtienne de réponse.

Quand j’étais normal est donc le roman d’une crise qui ne se dénoue jamais. C’est d’abord celle de la ville, montrée comme une fournaise dans laquelle les sans-abri vivent un enfer au sens presque littéral du terme : « […] ce que je m’étais mis à appeler l’odeur […] montait aussi de la toile maculée des tentes abritant les SDF […]. C’était l’odeur empoisonnée de la nuit étouffante – l’araignée de la nuit infectieuse qui s’infiltrait jusque chez moi ». C’est aussi la crise d’une société qui se défait, qui a ignoré les pauvres vieillards dont les corps se décomposaient dans l’indifférence presque générale.

C’est celle des idées et du langage, crise qu’incarne Didier, dont la parole ressemble à un flot désordonné, confus, brassant les idées les plus nauséeuses, sous des dehors idéalistes. Le romancier, à travers son narrateur, met bien en relief ce que la disparition des cadres idéologiques mais aussi d’une pensée articulée ont rendu possible. Didier peut presque tout dire, et son contraire. Il peut soupçonner les élites, dénoncer des complots mondialistes, et se laver de tout soupçon en arguant de son lien quasi filial avec Benjamin Bratsky.

La crise sociale se double en effet d’une crise d’identité pour Gilbert. Il ne voit pas d’issue dans son travail, il ne sait pas si la relation avec Clélia le mène quelque part, il sent bien que Didier est un imposteur autant qu’un corbeau usant du Web, et un usurpateur : le but de l’ex-copain de classe est bien de prendre sa place auprès de Benjamin. Cette présence insistante rappelle quelque peu, même si les motifs sont différents, celle de Tartuffe chez Orgon. À ceci près que Gilbert est seul à combattre les manigances de Didier.

Plus globalement, le fil familial est l’un de ceux qu’il faut suivre dans ce roman, comme dans la plupart de ceux de Weitzmann. Dans Chaos, déjà, un oncle Jacques et un célèbre cousin semaient la perturbation. Ici, le sort de la cousine Carine, fille de Julius et psychologue plus ou moins apte au service, fait écho aux agressions par Web que subit Gilbert. Carine est attaquée par un malade mental, et éprouve cette peur qui étreint autrement son cousin. De même que Didier est le double malfaisant de Gilbert, Carine est son double face à la menace physique ou psychique.

Weitzmann installe le lecteur dans le malaise. Il écrit la crise et on a le sentiment de ne pouvoir sortir de la nasse. On est avec Gilbert dans la touffeur de l’été, dans la noirceur et la crasse. C’est un roman désespéré et polémique. Il n’épargne personne, sans être, c’est heureux, manichéen. Weitzmann décrit une société qui se défait et qui s’abîme, mais contrairement aux écrivains des années trente, à qui il fait penser par certains côtés, il ne se complaît pas dans la description, il ne se satisfait pas de ce paysage sinistré. Mettant à jour les contradictions des uns et des autres, montrant ce que les replis communautaires et certaines idées ont de confus et de nauséabond, il tend le miroir à ses lecteurs. L’odeur persiste ; ouvrons les fenêtres.

  1. LEP : lycée d’enseignement professionnel.
Norbert Czarny

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