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Paradoxes d'une nation

Article publié dans le n°1013 (16 avril 2010) de Quinzaines

 Avec ces deux romans, nous découvrons un auteur magistral s’interrogeant sur les rapports compliqués qui s’ordonnent entre violence et progrès, sur les contradictions terribles qui font de l’Amérique ce qu’elle est. Démesurée, l’œuvre de Wright entreprend, avec une extraordinaire cohérence, la nature paradoxale d’un peuple de « dévorateurs » et nous entraîne dans l’aventure fascinante d’une nation qui s’exorcise.
Stephen Wright
Méditations en vert (Meditations in Green) (Gallmeister)
Stephen Wright
La Polka des bâtards (The Amalgamation Polka) (Gallimard (Du monde entier))
 Avec ces deux romans, nous découvrons un auteur magistral s’interrogeant sur les rapports compliqués qui s’ordonnent entre violence et progrès, sur les contradictions terribles qui font de l’Amérique ce qu’elle est. Démesurée, l’œuvre de Wright entreprend, avec une extraordinaire cohérence, la nature paradoxale d’un peuple de « dévorateurs » et nous entraîne dans l’aventure fascinante d’une nation qui s’exorcise.

Il est des auteurs qui enfantent des monstres, des livres inclassables, bruts, travaillés par des forces qui les dépassent, hybrides, ordonnant à la fois une vision terrible du monde et une cohérence obsessive, répétées sans cesse, portés sans répit dans les profondeurs de la conscience qu’ils assaillent avec force, comme vivants. Stephen Wright est, sans doute possible, de ceux-là : écrivains magistraux et discrets qui, en quelques livres et sur une période longue, s’attachent à redire la nécessité d’interroger leur environnement mental et physique, intemporel et historique, de faire rejouer les énergies fondatrices du chaos qu’ils supportent absolument. Wright agite la conscience d’un peuple, la fouille, et en brandit les lambeaux comme les oripeaux d’une nation en quête d’elle-même.

Dans ces deux romans, écrits à plus de vingt ans de distance (1), il malaxe avec obstination cette matière, entreprenant, avec la prudence d’un éclaireur indien et l’intonation d’un prédicateur halluciné, ordonnant sa vision du monde, la rage qui l’habite, son amour paradoxal d’une humanité monstrueuse. Dans La Polka des bâtards, il s’attache à « la pittoresque saga des Fish », cette improbable famille acquise aux « diableries abolitionnistes », et à son ultime rejeton, Liberty. Ce jeune homme s’engagera dans le camp nordiste, se confrontera à l’horreur des batailles, au sang et à la petitesse des hommes. Dégoûté, il déserte et découvre, dans le sud de la Caroline, « Redemption », le domaine de la famille de sa mère, propriétaires terriens hostiles aux idées nouvelles, figures de proue de l’« esclavocratie », et les folles expériences que mène son grand-père, terrible incarnation de l’anéantissement, afin de blanchir les Nègres en les brûlant à l’acide et en engrossant le plus grand nombre de ses descendantes illégitimes. Paradoxalement, cet amalgame fait surgir la possibilité du métissage, du mélange, d’une manière de fraternité issue de la barbarie et de la folie racialiste, et fait entrevoir les racines d’une nation qui sait se dépasser, digérer son histoire, la figurer pour en extraire de nouveaux possibles.

C’est la même folie de la croyance qui habite le roman fascinant que Wright a consacré à son expérience de la guerre du Vietnam, cette même entreprise suicidaire et délirante qu’il faut dépasser, démontrer, sublimer en quelque sorte. Les Méditations en vert nous plonge dans l’existence de Griffin, vétéran revenu comme détruit de la guerre, atteint de « végétopsychose », enfermé dans son appartement qu’il a transformé en une sorte de serre géante, se ressouvenant de ses camarades, de l’horreur de l’attente, de la cruauté à laquelle il s’est soumis. À la manière d’un délire stupéfiant, Wright nous plonge dans le quotidien d’une unité de renseignement militaire comme écartée des combats mais dans laquelle se joue une autre dimension de la violence, celle qui déconstruit les êtres et les ravage. Le roman est celui d’un retour impossible à la vie normale, d’une destruction totale de l’individu. Griffin confie : « Je connus l’euphorie du métal, l’atavisme de la cellule, la blancheur des nuits de glace brûlante, la folie de la chair, la déliquescence des rêves, la clarté de la mort. Je revins. » Wright excelle à décrire les émois de consciences défaites par la violence, brosse une galerie de portraits hypnotiques et dérangeants, ordonne un chaos quotidien et monstrueux dont on ne revient pas indemne, provoque un terrible sentiment d’irréalité qui induit la refondation d’un rapport au monde. Comme dans La Polka des bâtards, le roman interroge, avec une permanence puissante, la nature d’un rapport à l’histoire d’une nation, le possible dépassement de ses contradictions fondatrices qui, comme un écho traumatisant, se répètent encore et encore. Wright est un écrivain obstiné des fondations improbables.

En écrivain de la révélation, exégète de la nature profonde et étrange de l’Amérique, Wright s’attache à la fin de l’utopie américaine, la dissolution des illusions, le paradoxe fondamental d’une nation évangélique, entendons par là qui appelle à la conversion de l’autre et à son absorption, qui s’obstine à croire en la représentation qu’elle se fait d’elle-même, à conformer le réel à ses limites, le réduire en l’ouvrant, manière d’obsession pour sa nature propre, paradoxalement indéfinissable parce que mobile malgré la reprise infinie de la même dynamique. Wright semble penser que cette définition, l’éclaircissement des démons de l’Amérique, passe par une opération de destruction, comme si la littérature s’apparentait à une stratégie guerrière, à une immense scène sur laquelle se déroulent des combats surhumains, titanesques et dangereux. La littérature, la langue même, s’élabore, chair chaotique, matière en mouvement, travaillée, ciselée, comme le réordonnancement de l’ancien dans l’espoir d’ouvrir à un monde nouveau, plus libre. L’obsession de Wright semble être la liberté, notion-clé du libéralisme américain né sur les décombres de l’esclavagisme et d’un conflit qui sourde bien après sa résolution dans un pays où « tout finirait bien » malgré la violence barbare, les traumatismes énormes, et où l’espoir s’incarnerait dans le métissage qu’avaient amorcé ceux-là mêmes qui soutenaient l’asservissement. Il décrit un peuple dont la dérive est le moteur, il fait s’incarner les notions qui travaillent le monde qui le fait, grand amalgame de tout ce qui l’entoure, de ce que le temps a produit, de ce que l’environnement qui en est né ordonne. Il écrit en prophète et en moraliste, lucide, comme à la place de tous les autres : « nous sommes les grands dévorateurs. Nous dévorons l’événement, nous dévorons la géographie, nous dévorons le temps, nous nous dévorons mutuellement. Nous sommes une nation d’appétits incontrôlés, cela ne fait pas de doute ». Ses livres s’apparentent ainsi à cette dévoration sempiternellement répétée, rejouée sur l’immense scène du monde, aux défaites et aux victoires, aux grands et immuables recommencements.

1. Méditations en vert a été publié aux États-Unis en 1983, La Polka des bâtards en 2006. Wright fait partie de ces écrivains peu prolixes qui hantent la littérature américaine. Il est considéré comme un auteur majeur par Pynchon, DeLillo ou Morrison.

Hugo Pradelle

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