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Pasolini : Jeter son corps dans la lutte

Les éditions Bartillat viennent de rééditer La Divine Mimesis de Pier Paolo Pasolini avec une préface de Walter Siti qui replace dans son contexte ce livre à part, écrit dans une langue typiquement pasolinienne, et que la traduction de Danièle Sallenave, en 1980, avait permis au lecteur français de découvrir.
Pier Paolo Pasolini
La Divine Mimesis
Les éditions Bartillat viennent de rééditer La Divine Mimesis de Pier Paolo Pasolini avec une préface de Walter Siti qui replace dans son contexte ce livre à part, écrit dans une langue typiquement pasolinienne, et que la traduction de Danièle Sallenave, en 1980, avait permis au lecteur français de découvrir.

Rédigé entre 1963 et 1967, Pasolini envisageait La Divine Mimesis comme un « document » (testamentaire, inachevé-inachevable ?) qui soit un « vivant processus formel » rendant compte à la manière d’un journal des différentes strates de sa gestation. L’ensemble, qui conserve un aspect fragmentaire et lacunaire, fut publié en 1975, peu de temps avant sa mort, avec en appendice un « poème photographique » qui illustre et actualise les références textuelles.

L’idée de départ était d’imiter La Divine Comédie en la traduisant dans la langue de notre temps, de dire le monde dans sa vérité moderne ou postmoderne, celle que le néocapitalisme était en train d’enfanter. Non plus chanter la douleur de la destruction (Troie) et l’espérance de la fondation (Rome), imiter Virgile et la poésie ancienne, mais gagner les montagnes, imiter le pas d’un partisan qui va vers les montagnes, « il passo di un partigiano che va verso i monti ». De ce projet, seuls les deux premiers chants, l’imitation (jamais littérale) des chants I et II de L’Enfer, sont considérés comme achevés. Ensuite, les chants III, IV et VII, avec les notes qui les accompagnent, sont encore des ébauches qui furent abandonnées ou prolongées autrement, ailleurs, notamment dans le grand roman posthume qu’est Petrolio.

Au début du chant I, Pasolini écrit que durant l’année 1963, vers 40 ans, il éprouva le même sentiment que Dante, celui d’être perdu dans une « forêt obscure ». Douze ans plus tard, comme l’anticipe étrangement la note fictive de l’éditeur, on le retrouvera mort, « tué à coups de bâton », dans un terrain vague d’Ostie, le 2 novembre 1975. « Il est mort [l’auteur de La Divine Mimesis], tué à coups de bâton, l’an dernier, à Palerme. » La ressemblance, ou mimésis, est troublante et fait l’objet d’une glose sans fin, puisqu’il est toujours impossible de déterminer les causes exactes de l’assassinat de Pier Paolo Pasolini (crime d’État, règlement de compte, affaire de mœurs, voire suicide). Pour Walter Siti, cette note renvoie à l’année 1965, l’année du 700e anniversaire de la naissance de Dante, quand le Groupe 63, réuni à Palerme, laissa courir le bruit que Pasolini avait été tué à coups de bâton… Elle ne serait par conséquent que l’expression d’un « lynchage purement littéraire, précise-t-il, qui pourrait passer à tort pour une prophétie tragique ». S’il semble en effet probable que le groupe avant-gardiste souhaitait signifier qu’il se désolidarisait de la façon dont Pasolini prenait de plus en plus position, il n’en demeure pas moins que…

En pénétrant dans la forêt de la réalité de 1963, Pasolini n’est pas uniquement au milieu de sa vie, mais d’une vie qui s’inscrit dans un paysage plus large, celui de l’Italie à la fin des années 1950. Dans La Divine Comédie, Dante se retrouve au milieu du chemin de notre vie. Chez lui, comme chez Pasolini, le singulier se décline au pluriel, le « je » est un « nous », sa vie, la vie des autres. Dans les premières pages, les faubourgs romains (ceux des Ragazzi ou d’Accattone qu’il recherchera plus tard dans le paradis perdu du tiers-monde) révèlent ainsi une réalité populaire, commune, communiste, à l’image du « petit autel de roses » dédié à la mémoire de Julián Grimau, un opposant franquiste fusillé le 20 avril 1963.

Le thème lancinant qui revient, et qui ne fera que s’accentuer, est qu’une rupture anthropologique a eu lieu à ce moment précis de notre histoire. Quelque chose d’indéfinissable s’est obscurci et Pasolini voudrait essayer de remonter la pente de la « vieille vérité », une « vérité jaunie » (ingialitta) qui éclairait encore le monde dans les années 1950, comme les photographies placées en appendice de La Divine Mimesis. Mais les trois animaux allégoriques de La Divine Comédie (un léopard, un lion et une louve) l’en empêchent : le masque de la pureté, de la hauteur morale, que symbolise le Léopard, tombe ; puis le masque de l’égoïsme et de l’ambition, que symbolise le Lion. Enfin, le masque de la laideur humaine, que symbolise la Louve, le repousse en enfer, l’oblige à abandonner la voie qu’il avait crue juste jusqu’à présent et à descendre dans cet enfer dont les péchés capitaux, capitalistes, sont la Normalité, le Conformisme ou la Vulgarité. Mais comme Virgile sauva Dante pour le guider en enfer, cette fois, ni Rimbaud, ni Gramsci, ni même Charlot ne peuvent jouer ce rôle, les guides que Pasolini croit reconnaître. Il ne rencontre que lui-même en la personne du poète qu’il fut, un petit poète des années 1950, « jauni par le silence », la traduction littéraire du vers 63 du chant I de L’Enfer, « chi per lungo silenzio parea fioco », pour désigner la voix « affaiblie » de Virgile.

Les exemples sont nombreux qui témoignent de ce passage que Pasolini effectue dans les années 1960 en interrogeant la fonction de la poésie, sa place de plus en plus marginale. L’antienne hölderlinienne : À quoi bon encore des poètes ? Il va privilégier d’autres langages ou traduire le poème à l’aide d’autres langages, le roman et le cinéma ou le théâtre et devenir un redoutable polémiste en investissant l’espace médiatique par le biais d’articles dans la presse (repris dans Écrits corsaires ou Lettres luthériennes). Il fallait d’un côté lutter contre une société rétrograde qui lui reprochait son homosexualité, et de l’autre, contre la permissivité consumériste de la société capitaliste. Se libérer en refusant de se libéraliser. Écrire dans et contre la langue de l’ennemi. Jeter son corps dans la lutte. L’absolu poétique et l’orgueil de se croire immortel que symboliseraient le Léopard et le Lion dantesques sont des masques qu’il s’agit d’arracher afin de regarder en face la laideur humaine de la Louve qui se nourrit de toutes nos lâchetés, comme nous le lisons dans Petrolio et plus encore, si nous avons le courage de revoir ce film, dans Salò ou les 120 journées de Sodome (la représentation même de l’Insupportable).

Le chant II se poursuit par une émouvante description de la banlieue romaine et se termine par une évocation printanière de « pauvres fleurs », quasi franciscaines, qui parsèment anaphoriquement le paysage urbain. La prose de La Divine Mimesis n’arrive pas à se départir de ce lyrisme. L’expression que Pasolini utilise pour le définir est « serrement de cœur ». Il invoque la « vieille inspiration » et se met à douter de son entreprise qui consiste à opposer ironiquement deux « paradis », le paradis néocapitaliste et l’utopique et catholique paradis communiste. « Dois-je continuer… » Et dans quelle langue ? Dante, qui se demandait qui il était pour entreprendre un pareil voyage dans le royaume des morts, fit le choix de l’italien, pas du latin. Mais Pasolini ? Pour lui, la langue de Dante, c’est-à-dire le fait que la langue vulgaire (l’italien) soit une langue littéraire (qu’elle ait été élevée au rang de vulgaire illustre), a été remplacée par la langue de la communication, une langue qu’il appelle la « langue de la haine ». L’injonction de son guide est mystérieuse : Tu n’élargiras plus ta langue, lui dit-il, mais tu la dilateras. Élargir (allargare) ? Dilater (dilatare) ? Une proposition qui aurait la valeur d’un nouvel art poétique en introduisant dans la langue des éléments impurs, « asymétrie, disproportion, irrégularité, dérision de la cohérence, emploi criminel de l’arbitraire », écrit Pasolini sans vraiment expliciter son propos. Dans « La volonté de Dante d’être poète » (repris dans L’Expérience hérétique), un essai qui date de 1965, contemporain donc de La Divine Mimesis, il analyse le « discours indirect libre » dans La Divine Comédie en formulant l’hypothèse que ce qui a fait « maigrir » Dante (« m’ha fatto per molti anni macro », Paradis, XXV, 3) est qu’il a tenu à distance fiction et réalité, personnage et modèle, narrateur et auteur…

Tel est peut-être ce qu’on finit par reprocher à Pasolini : de ne plus opérer cette distinction, de prendre position, de s’engager, d’excéder les limites du champ littéraire, de ne plus être un petit poète des années 1950. Une attitude qu’il paya cher, car ce n’est plus à Palerme qu’on le retrouva mort, tué à coups de bâton, mais à Ostie, le 2 novembre 1975.

Jean-Pierre Ferrini

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