Rencontre avec François Jullien, philosophe et sinologue

Article publié dans le n°1231 (17 déc. 2020) de Quinzaines

François Julien nous reçoit à la Maison des sciences de l’homme, où il est titulaire de la chaire sur l’altérité. Helléniste de formation, il est devenu sinologue, produisant de nombreux essais qui travaillent sur l’« écart » entre l’héritage grec de la pensée occidentale et la pensée chinoise. Il a reçu le prix Hannah-Arendt pour la pensée politique, et le Grand prix de philosophie de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. Celle-ci comprend un nombre important d’essais, articulés autour des concepts d’« écart », d’« entre », de « transformation silencieuse ». Nous avons réécrit et condensé ses propos, dont la transcription intégrale aurait été trop longue.
François Julien nous reçoit à la Maison des sciences de l’homme, où il est titulaire de la chaire sur l’altérité. Helléniste de formation, il est devenu sinologue, produisant de nombreux essais qui travaillent sur l’« écart » entre l’héritage grec de la pensée occidentale et la pensée chinoise. Il a reçu le prix Hannah-Arendt pour la pensée politique, et le Grand prix de philosophie de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. Celle-ci comprend un nombre important d’essais, articulés autour des concepts d’« écart », d’« entre », de « transformation silencieuse ». Nous avons réécrit et condensé ses propos, dont la transcription intégrale aurait été trop longue.

Daniel Bergez : Dans vos réflexions sur la Chine et l’Europe, vous travaillez souvent à partir de la notion d’« écart » pour éviter le jeu des parallèles, oppositions, comparaisons, etc., qui sont d’usage courant. Pouvez-vous nous éclairer sur cet angle de votre démarche ? 

François Jullien : On doit être très réservé sur le comparatisme, qui travaille sur les rapports de ressemblance et de différence, en mettant en jeu la question de l’identité – alors qu’il est loisible de ne pas croire aux identités culturelles. Le comparatisme fait disparaître la singularité, dans une pensée de la différence qui identifie et isole, permettant de tout « ranger sur les étagères ». L’« écart » a en revanche l’avantage d’explorer une distance, en maintenant en regard, et par là de faire apparaître un « entre » qui permet de promouvoir du commun dans un vis-à-vis fécond.

D. B. : Lorsque vous parlez de la Chine, on peut avoir l’impression que vous la prenez comme un bloc homogène que vous essentialisez indépendamment de l’histoire.

F. J. : Cette critique est superficielle. La langue-culture chinoise présente une extrême diversité, mais elle ne s’oppose pas au droit qu’a le philosophe de créer du concept. Quand il est question par exemple de « transformations silencieuses », c’est pour faire accéder au concept une cohérence qui pourra travailler dans différents champs, entre autres celui du management. Ce faisant, la pensée chinoise n’est pas essentialisée, et la dimension temporelle n’en est pas réduite : si philologiquement il faut entrer dans la diversité, le philosophe revendique le droit de forger un concept par abstraction du contexte. Par exemple Éloge de la fadeur fait de cette notion, promue positivement en Chine, un concept opérationnel tant dans le champ de la pensée chinoise que dans celui de la littérature européenne (chez Verlaine par exemple, et dans le sillage des travaux du critique Jean-Pierre Richard).

D. B. : Votre travail sur l’« écart » Chine / Europe part de l’opposition entre un monde grec qui accorde le primat au visuel (donnant accès à la connaissance et à la maîtrise), et le monde chinois fondé sur la respiration. Pensez-vous qu’une telle conception puisse être adaptée, ou adoptée, en Occident ? 

F. J. : Il faut nuancer la question : l’« écart » n’est pas une opposition. Et même si celle-ci existe, il faut préférer l’exploration de l’écart et la position en vis-à-vis. Pour en venir à l’essentiel : il y a effectivement un privilège manifeste accordé à la vue par le vocabulaire philosophique occidental (étymologiquement la notion d’« idée », comme celle de « théorie », est liée à la vue.) En vis-à-vis de la vue il faudrait plutôt mettre l’ouïe, qui est très importante dans le vocabulaire chinois. La vue est locale et discontinue, alors que l’ouïe est globale et continue. La vue va chercher dans le monde et créer le statut de l’objet ; c’est ce qu’on trouve chez Augustin. L’ouïe ne va pas chercher dans le monde : le sens est accueillant ; il est une disponibilité, celle de l’écoute. Le souffle (essentiel dans la culture chinoise) « s’écoute. » On sait que le paysage, en chinois, se dit « montagne(s)-eau(x) ». La montagne est immobile, l’eau est mobile, la montagne a une forme, l’eau n’a pas de forme, la montagne se voit, l’eau s’écoute. Les sages chinois ont de petits yeux mais de grandes oreilles. En haut de la falaise ils écoutent. 

Si en Europe la théorie est marquée par la vue, on a laissé de côté, en philosophie, la respiration, qui est une autre façon d’être en présence. Tout est affaire d’influx. En Chine, l’art du pinceau véhicule le souffle. Ce n’est pas seulement la respiration physiologique, mais ce qui met en interaction avec le monde. Le souffle chinois ouvre un écart avec la tradition gymnique du corps musculaire de l’Occident : le corps en Chine est une sorte de sac d’énergie, avec des trous – d’où la pratique de l’acupuncture. Et cela peut effectivement être adapté, ou adopté, en Occident, dont la culture est de plus en plus intéressée par cette dimension du souffle.

D. B. : Vous parlez du piège du langage qui empêche de rejoindre ce que vous nommez la « matière / existence » du monde. La littérature, qui est par excellence l’art des mots, permet-elle d’y parvenir ? Fait-elle accéder à cet « inouï » qui constitue le sujet d’un de vos ouvrages récents, et dont vous affirmez qu’il peut surgir dans le travail de la métaphore ?

F. J. : L’inouï, c’est ce qui n’a pas été dit. Nietzsche affirmait, via Zarathoustra : « le plus commun, c’est ce qui est inouï. » Pour l’ouïr, il faut déborder les cadres communs de notre expérience. La création poétique a vocation à le faire, comme on le voit dans « Le Bateau ivre ». La métaphore a un rôle de déplacement. De même que Proust affirmait « on ne perçoit la beauté d’une chose que dans une autre », il faut fêler et déborder ce qui est déjà constitué de notre expérience. Or le langage m’instaure dans un cadre constitué, qu’il va me falloir déborder. Si la métaphysique dépasse, la métaphore déborde. Elle est l’autre de la métaphysique, non pas son au-delà mais un « transport » au sein du monde. 

Il s’agit de métaphores créatrices, comme la « métaphore vive » dont parlait Ricœur. Non pas des images ou des tours de langage ossifiés dans la tradition littéraire, non pas la métaphore comme belle figure de rhétorique répertoriée, mais un débordement s’opérant au sein du langage, comme dans « La Chevelure » de Baudelaire : « Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendues ».

D. B. : Dans Les Transformations silencieuses, vous écrivez que « la littérature prend sa revanche sur la philosophie, car elle fait apparaître ce que la philosophie (européenne) n’a pas pensé. » Comment peut-elle ainsi échapper au « pli grec de la pensée », c’est-à-dire éluder la question de l’« Être », refuser la forme « fixe et tranchante », et porter son attention « au discret comme au continu » ?

F. J. : Le concept s’en applique notamment au roman moderne, celui du XIXe siècle. Tout au long du récit s’opèrent des transformations silencieuses, comme dans le roman d’apprentissage. Il suffit de penser à Balzac, Tolstoï, Proust. Stendhal dans Le Rouge et le Noir met en scène progressive l’érosion de l’aristocratie, et la montée de la bourgeoisie : c’est une transformation silencieuse qui s’opère dans le temps du roman. Mais on peut citer tout aussi bien un poème d’Apollinaire, « Automne » : « Dans le brouillard s’en vont un paysan cagneux / Et son bœuf lentement dans le brouillard d’automne », image qui s’efface presque à la fin : « Dans le brouillard s’en vont deux silhouettes grises ».

Cette idée rejoint un point essentiel de la pensée chinoise : la « processualité ». En Chine il n’y a pas d’arkhè (commencement et commandement), ni de telos (finalité), mais il y a du processuel. Le « temps » n’existe pas comme catégorie abstraite, mais est saisi à travers le moment et la durée. La notion d’événement n’est pas pensée comme telle dans la langue chinoise. Ce qui est pour nous l’Événement de Tian’anmen est présenté comme l’« affaire de Tian’anmen ». C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles le christianisme n’a guère pu rentrer en Chine. Une date n’y est qu’un repère dans une transformation longue. Dans notre histoire, la bourgeoisie met trois siècles pour prendre le pouvoir politique. Le staccato d’événements saillants n’est que l’affleurement sonore des transformations silencieuses.

Lorsqu’on a demandé, au cours de son séjour en France, à Deng Xiaoping ce qu’il pensait de la Révolution française, il a répondu que c’était trop récent pour pouvoir en juger… Ce point de vue rejoint d’ailleurs celui de Braudel et de l’école des Annales, qui récusent la segmentation historique et travaillent sur le temps long, la durée lente.

D. B. : Au détour des XIXe et XXe siècles, de grands écrivains évoqués dans ce dossier (Claudel, Segalen), ont été fascinés par la Chine, en tirant de leurs voyages et expériences des textes majeurs. Faut-il considérer qu’ils ont « compris » la Chine ? Ont-ils évité la facilité, ou l’attrait, de l’exotisme, cette séduction d’un « ailleurs » conforme à nos attentes ? 

F. J. : L’exotisme est habituellement un ailleurs fantasmé. Rien à voir avec l’exotisme tel qu’on le trouve chez Segalen. Il a compris le drame de la perte du « Divers ». Il a constaté cette perte avec la colonisation, avant Lévi-Strauss. Il a perçu comment elle rabattait la singularité. L’acuité du regard de Segalen n’a rien à voir avec celui de Loti, qui verse dans la facilité de l’exotisme ordinaire. Il a promu cette notion dans son exigence, en la retirant de la banalité et de la nullité dans laquelle elle traînait à la fin du XIXe siècle. 

Surtout, Segalen a cherché à « faire passer de l’Autre » dans sa langue. Dans Le Fils du ciel, il conduit un jeu textuel subtil pour ouvrir la langue française à l’étrangeté de l’ailleurs. De même dans Stèles, et René Leys. Son intelligence précurseuse est étonnante. Les poèmes de Stèles recréent de l’étrangeté, et ouvrent la langue française à une possibilité qu’elle ne se connaissait pas, à quelque chose qu’elle ne savait pas dire. Segalen fait travailler le champ poétique : autant dire qu’il n’écrit pas pour flatter le goût du public…

D. B. : Votre réflexion prend souvent appui sur la peinture. Est-ce par inclination personnelle, ou parce que la peinture occidentale pose constamment la question de la représentation, que la tradition picturale chinoise ignore ?

F. J. : Ce qui intéresse le philosophe dans la peinture est qu’elle pense avant la philosophie. Elle pense de façon inaugurante, surtout la peinture moderne depuis le milieu du XIXe siècle. Cet art est devant une difficulté et une exigence radicales, avec une obligation d’inventivité beaucoup plus grande que la philosophie ne le prétend elle-même. La représentation, qui a été le grand vecteur de la peinture européenne, s’est défaite avec la « modernité ». Or cela s’est produit beaucoup plus tôt en Chine, dans la peinture lettrée. L’artiste cherche alors la « semblance », c’est-à-dire ce qui ressemble sans ressembler. La raison en a été le passage de la peinture de personnages à la peinture de paysage, au Ve siècle de notre ère. Or un paysage ne « ressemble » pas : la peinture y devient « souffle-sonorité-vitalité-mouvement ». On quitte la ressemblance pour chercher la résonance (terme qui sera aussi utilisé par Kandinsky.) Cela s’est produit en une mutation progressive et globale, une transformation silencieuse.

D. B. : Le grand peintre et théoricien chinois du XVIIIe siècle, Shitao, que vous citez, affirme que le peintre « est réceptif aux choses de sorte que c’est sans forme. » N’y a-t-il pas ici une correspondance avec l’abstraction et l’« art informel » qui se sont développés dans la peinture de la modernité en Europe ? Cette peinture n’est-elle pas précisément, et comme la peinture chinoise, attentive à la « trans-formation » ?

F. J. : La Grande Image n’a pas de forme, inspiré par une formule de Lao Tseu, pose cette question. À travers le « vide » et le « plein », l’artiste chinois arrive à défaire la peinture : à « dé-peindre » ; mais ce n’est pas de l’art abstrait. En Occident on a cassé la contrainte de la ressemblance, le référentiel. En Chine, il s’est produit non pas une mise en crise, mais une mutation lente vers une peinture de résonance, laissant passer l’intime du souffle dans les paysages. C’est le « paysage au-delà du paysage ». S’il s’agit toujours de « figuration », c’est dans le sens verbal d’opération et de processus.

D. B. : Vous dénoncez la « culture » actuelle, prise « entre les deux pôles du “divertissement” et de la “communication” ». Pensez-vous que la Chine échappe aujourd’hui à ce dévoiement ? D’une manière générale, est-il encore possible de « penser » dans le monde contemporain ? Et la pensée n’est-elle pas, plus que jamais, et pour le dire avec Nietzsche, « intempestive » ?

F. J. : La Chine contemporaine n’échappe pas à ce dévoiement, hélas. Quant à la pensée intempestive : oui, elle doit l’être plus que jamais. La culture est devenue une sorte de fourre-tout administratif, soucieux de « produits culturels ». Il y a un marché des idées, avec un marketing qui détermine ce qui est attendu par le public. Mais il y a aussi « des gens qui pensent », et qui produisent de vrais livres, exigeants. À l’inverse du philosophe médiatique qui est un gestionnaire d’opinion, le philosophe qui produit de la pensée se trouve aujourd’hui en retrait. À l’époque précédente, les philosophes connus étaient « les meilleurs ». Aujourd’hui où la figure de l’intellectuel s’est scindée en deux – le médiatique et celui qui travaille – on en vient à publier des livres pour alimenter le marché du bonheur personnel…, ce qui constitue un dévoiement de la philosophie. À cette marchandisation de la pensée, gérée par l’audimat, il faut dire non, et se battre.

D. B. : Dans Du Temps, Éléments d’une philosophie du vivre, vous proposez une passionnante analyse du « vivre à propos » de Montaigne. En précisant : vivre, et non pas « exister », ce qui serait encore se placer dans une perspective métaphysique, et notionnelle. Montaigne rejoint-il donc, sans le savoir, la pensée taoïste de « la disponibilité au moment » ? Est-il possible d’en faire une voie à suivre dans le monde actuel ? Serait-ce, pour reprendre le titre d’un de vos entretiens avec Marcel Gauchet, « un usage philosophique de la Chine » ? 

F. J. : Montaigne, se décalant de la tradition philosophique européenne, se trouve en situation d’analogie avec la pensée chinoise. Ce sens du vivre chez Montaigne fait pont avec cette pensée, comme l’ont fait aussi à leur époque les stoïciens, Spinoza, et la phénoménologie, dans des œuvres qui se démarquent de la pensée coutumière. Si Descartes est si éloigné de la pensée chinoise, Montaigne en revanche se trouve en affinité avec elle par le genre de l’essai, le sens de la réflexion non systématique, qui évolue « au gré ». Tout cela trouve de l’écho dans la pensée chinoise.

Parmi les nombreuses publications de François Jullien : Éloge de la fadeur. À partir de la pensée et de l’esthétique de la Chine (Picquier, 1991) ; Si parler va sans dire. Du logos et d’autres ressources ((Le Seuil, 2006) ; Les Transformations silencieuses (Grasset, 2009) ; L’Inouï (Grasset, 2019) ; De la vraie vie (L’Observatoire, 2020) ; Politique de la décoïncidence (L’Herne, 2020).

Daniel Bergez

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