Victor Segalen, le quêteur du « Divers »

Article publié dans le n°1231 (17 déc. 2020) de Quinzaines

Né en 1878 et mort prématurément en 1919, Victor Segalen est avec Paul Claudel l’un des plus grands écrivains découvreurs de la Chine, en une époque où, après la mode du « japonisme », l’Extrême-Orient fascinait de plus en plus les créateurs. Ses voyages le conduisirent aussi en Polynésie et nourrirent une œuvre passionnante, où la recherche d’une étrangeté primitive se confond avec la haute ambition d’un idéal poétique. Les deux volumes d’Œuvres qui viennent de paraître permettent d’en saisir toute l’exigence.
Né en 1878 et mort prématurément en 1919, Victor Segalen est avec Paul Claudel l’un des plus grands écrivains découvreurs de la Chine, en une époque où, après la mode du « japonisme », l’Extrême-Orient fascinait de plus en plus les créateurs. Ses voyages le conduisirent aussi en Polynésie et nourrirent une œuvre passionnante, où la recherche d’une étrangeté primitive se confond avec la haute ambition d’un idéal poétique. Les deux volumes d’Œuvres qui viennent de paraître permettent d’en saisir toute l’exigence.

Comme ses grands textes sont tirés des nombreux voyages qu’il a réalisés en tant que médecin de la marine, on a pu prendre Victor Segalen pour un « écrivain voyageur ». C’est de ses séjours en Chine que sont tirés les deux massifs poétiques que constituent Stèles et Thibet, de même que le Journal des îles lui a été inspiré par sa découverte de la Polynésie. Mais Victor Segalen n’est pas Pierre Loti. Il était requis par une haute exigence. Il a transféré dans l’expérience du plus lointain la quête d’absolu que portait la génération symboliste. Il ne va pas chercher aux Marquises ou en Chine des images destinées à un album de clichés exotiques. Il est en quête de ce qu’il nommera le « Divers » – c’est-à-dire l’étrangeté même du monde perçu dans son foisonnement sensible. 

L’ambition du « Livre » 

Les deux forts volumes, riches d’une multiplicité de textes, qui viennent de paraître en Pléiade ne forment pas pour autant des « Œuvres complètes », tant Segalen a multiplié les pratiques d’écriture, oscillant toujours entre projets, plans, esquisses, ébauches et reprises, bien souvent sans aboutir à une publication. Trois ouvrages seulement ont en effet paru du vivant de l’auteur : Les Immémoriaux (1907), Stèles (1912 et 1914), et Peintures (1916). L’apparat critique rend compte méticuleusement des étapes de gestation de ces œuvres toujours en perpétuel devenir, et passant d’un genre à l’autre : récits, romans, essais, poèmes, construisant ce que Christian Doumet nomme un « nomadisme générique ». Il est éclairé dans les notes et commentaires, avec une rare richesse d’érudition et d’intelligence critique, par un maillage serré de références et de recoupements. 

Segalen appartient à une génération dominée par la stature imposante de Mallarmé. Il tentera lui-même, dans Le Fils du ciel, présenté ici comme le projet d’une « œuvre-monde », d’atteindre au « Livre » qui serait le couronnement et la synthèse de son entreprise. Cette quête soutient toute son ambition, mais achoppe sur les interrogations, les doutes, les incertitudes, les corrections et repentirs de tous ordres, qui l’empêchent le plus souvent de terminer ce qu’il entreprend. C’est que la ferveur s’accompagne chez lui d’un regard – parfois auto-ironique – sur ses réalisations, toujours trop asservies à des formes préconstruites. De même qu’il se méfie du roman – genre littéraire qui domine pourtant la scène littéraire au tournant des XIXe et XXe siècles –, il est à la recherche d’une pratique d’écriture qui rompe les amarres. Thibet le proclamera, comme une invitation faite à soi-même : « Lors que mon chant ne suive point en leur trop commune mesure / Ces vains jeux de mots encadastrés. / Le rythme qu’il se fasse bond et, crevant la vieille masure, / Chemine au plus haut des cieux astrés. » On perçoit ici tout ce que la sensibilité esthétique de Segalen doit à Rimbaud – ce sens de l’inouï associé à un « bondissement » sonore et lumineux. 

L’exotisme et le « Divers » 

Son originalité est d’arrimer toujours ce rêve d’une création d’absolu à l’expérience physique, très concrète, du voyage. Même s’il est toujours traversé par le travail de la mémoire et les productions de l’imaginaire, il s’ancre à ce qui est. Équipée, inspirée par de grands voyages en Chine, présente ainsi un bel éloge de la « sandale » et du « bâton », accessoires indispensables du pèlerin et de l’explorateur auxquels il voudrait rendre « un peu de leur en-allée ailée », comme autant d’outils poétiques. L’ancrage expérimental commande, dans les textes en prose, une écriture précise, attentive, qui accompagne une curiosité toujours en éveil : au lieu de dissoudre la réalité dans le jeu de ressemblances conformes à l’attente du voyageur, elle vise le dissemblable, le surprenant, l’imprévu étonnant. La formation médicale de Segalen donne à son regard une acuité particulière, et tient en bride une plume toujours contenue au bord du lyrisme. Cette rétention domine dans le Journal des îles, qui s’apparente à un carnet de bord du voyage à Tahiti, de 1902 à 1905, et en accentue la concision épurée : « … Le récif, ligne blanche tendue et vibrant à se rompre, coupant le ciel ardoisé et la mer métallique… » De même dans le passionnant Briques et tuiles, Introduction à la Chine, l’écriture se réenclenche constamment par une notation topographique qui enracine la réflexion à venir : « Plaine onduleuse et grasse, veinée du blanc serpent aux vertèbres de pierre qu’est cette route […]. » Les remarques sur l’importance de la « mobilité » et sur l’ « absence de durée » propres à la Chine se développent à partir de la vision de la « plaine du Sseu-tch’ouan », où « à travers sa vaste cuvette de sable rouge s’extravasent les branches nombreuses, mortes ou vives, qui descend de neiges et des sommets de Song-Pan. » 

Le regard du voyageur ne sort pas indemne de son expérience, qui le métamorphose au point de questionner radicalement la notion d’exotisme. Un lecteur non prévenu pourrait imaginer Segalen se rendant en Polynésie, ou en Extrême-Orient à la manière d’un « touriste » moderne, ou mû par un souci d’ethnologue désireux de comprendre des civilisations autres que la sienne propre. Mais dès les premiers textes, notamment le Journal des îles qu’il rapporte de Polynésie, il apparaît que ses voyages lointains ne sont pas des expéditions, mais des expériences où s’opère une mise en question. Le déplacement dans l’ailleurs est un décentrement de soi, une confrontation avec le tout-autre. Segalen s’éprouve découvrant, regardant, percevant autrement le réel, et se révèle lui-même autre, métamorphosé – ou questionné – par cette épreuve de l’étrangeté. L’expérience est d’autant plus radicale que le voyageur est souvent témoin d’un monde comme effondré, dont ne restent que les traces d’une gloire évanouie : Les Immémoriaux (dédié « aux Maoris des temps oubliés ») montrent une Polynésie déjà altérée par les ravages de la colonisation, et les œuvres inspirées par la Chine, comme Le Fils du ciel, célèbrent une splendeur éteinte. 

L’Essai sur l’exotisme (projet dont il ne reste que des ébauches) affirme qu’ « il ne peut y être question de tropiques et de cocotiers, ni de colonies ou d’âmes nègres, ni de chameaux […]. » Segalen refuse de prendre ainsi la notion tel un « mot compromis et gonflé, abusé, près d’éclater, de crever, de se vider de tout », mais il l’accepte pour désigner « tout ce qui est Autre », « tout ce qui est en-dehors. » Cette épreuve d’étrangeté, qui discrédite les filtres notionnels d’une pensée préconstruite, mobilise naturellement d’abord le jeu de la sensibilité (et ce n’est pas un hasard s’il se sent proche de Huysmans) : « c’est une aptitude de ma sensibilité, l’aptitude à sentir le Divers, que j’érige en principe esthétique de ma connaissance du monde. » 

La conjonction entre sensibilité, connaissance et esthétique éclaire directement le goût de Segalen pour la peinture. En parsemant ses textes de dessins, croquis, photographies et autres marques graphiques, il poursuit la tradition des lettrés chinois, chez qui l’image était toujours placée dans le voisinage d’un texte. Comme Claudel qui se livra plus tard à des tentatives d’Idéogrammes occidentaux, il est fasciné par les caractères de cette langue, d’apparence mi-iconographique mi-idéographique, qu’il inscrit parfois dans ses œuvres (et notamment en tête des poèmes de Thibet). Son admiration pour Gauguin se développa à la faveur d’une coïncidence féconde : il se trouvait en tant que médecin-major sur l’aviso La Durance dans les îles du Pacifique, lorsque le peintre mourut aux Marquises, en mai 1903 ; le bateau fut alors chargé de récupérer les biens de l’artiste. Lorsqu’il découvrit les objets et les créations que Gauguin avait laissés, ce fut une révélation : Segalen avait trouvé un artiste pur, entièrement dévoué à son art, comme il le sera lui-même. Le premier texte qu’il lui consacre, Gauguin dans son dernier décor, est une sorte de « tombeau » admiratif. S’ouvrant sur l’image d’un « décor […] somptueux et funéraire, ainsi qu’il convenait à une telle agonie », il célèbre les chatoiements de l’œuvre peinte, les « vibrations bleues-humides de l’atmosphère de chaudes notes ambrées, les chairs onctueuses aux reflets miroitants ». Il reviendra plus tard à cet artiste admiré dans un « Hommage » qui sublime simultanément les vertus des Maoris – « les yeux ont des phosphorescences ; et le cou est parfait de sveltesse et de rondeur » –, et l’œuvre du peintre qui a su « les contempler sous leur sauvage énigme ». Évoquant longuement la mort pathétique et solitaire de Gauguin – accablé par les autorités coloniales dont il avait dénoncé les turpitudes –, il le définit tel que lui-même se rêvait sans doute : « démon d’archaïsme à l’aurore des jours »

Une écriture de la Chine 

Cette passion pour l’art pictural a suscité l’un des grands chefs-d’œuvre de Segalen : Peintures, ensemble de descriptions successives de peintures imaginaires inspirées par les traditions chinoises. Entre le visible caché et le lisible offert au lecteur, l’écriture déploie une invention souvent somptueuse, qui défait le rapport d’extériorité entre le sujet regardant et l’objet contemplé. Dans ces « peintures parlées », voir est « participer au geste dessinant du Peintre ; c’est se mouvoir dans l’espace dépeint. » La parole elle-même, celle d’un bateleur qui s’adresse à son public, participe de ce monde en tourbillon : « Découvrez des couleurs encore, des bannières, des oriflammes, et tout d’un coup ces rouges et cet or se mouvant à travers le vent. Voyez cette ambassade ; ou plutôt, balancées très haut sur les têtes, voyez ces images : un homme presque nu, suspendu par les deux bras écartés, la face ceinte d’un grand rond d’or qui fait une gloire bien pleine. » 

Les poèmes qui composent les deux grands recueils inspirés par la Chine, Stèles et Thibet, sont à la conjonction, toute chinoise, du visuel et du scriptural. Par ce qu’Éluard nommera plus tard les « grandes marges blanches », les « marges de silence » qu’appelle la forme poétique, celle-ci s’imposait naturellement à Segalen, car elle reconduisait et emblématisait la respiration de son travail littéraire, entre le silence et l’écriture. Dans Stèles, les poèmes s’érigent en courts versets superposés, disposés verticalement sous les yeux du lecteur : les text­­es se présentent ainsi telles ces pierres dressées dont Segalen précise dans un très riche avant-propos : « Elles incrustent dans le ciel de Chine leurs fronts plats. […] Épigraphe et pierre taillée, voilà toute la stèle, corps et âme, être au complet. […] Comme les dalles renversées ou les voûtes gravées dans la face invisible, elles proposent leurs signes à la terre qu’elles pressent d’un sceau. » Dotés d’un titre en français et précédés d’inscriptions en chinois, les poèmes de Segalen retrouvent et prolongent mimétiquement ce hiératisme énigmatique, en sentences condensées dans les versets qui composent les poèmes : « Tout confondre, de l’orient d’amour à l’occident héroïque, du midi face au Prince au nord trop amical, – pour atteindre l’autre, le cinquième, centre et Milieu / Qui est moi. » 

Stèles relève d’une logique mimétique fondée sur la transposition d’art. Thibet, qui participe de la même inspiration, se place dans une logique plus directement littéraire : Segalen n’a jamais vu le Thibet, mais a lu des textes à son sujet. Et il fait du recueil une allégorie implicite de l’ambition poétique, cette fois-ci très directement inspirée par Rimbaud, et portée par un désir de célébration du monde, que le poète voudrait embrasser dans sa réalité rugueuse. La voix poétique, qui fait retour à la métrique traditionnelle, est portée par un mouvement de célébration, en se faisant parole qui résonne durablement, avec la solennité d’un rituel et l’éclat d’une profération sacrée : « Dans la rumeur et le brouillard gris, dans la honte encotonnée, terreuse et sordide / J’invoque ton immense parure / […] Je vois en refuge ton armure / Pendeloques de beau métal et des pierres faites de toi / Couvrant le sein de ta pérégrine / […] / Tibet, déesse encabochonnée. » Mais, comme toujours chez Segalen, l’euphorie de la promesse est l’envers d’un sentiment de perte irrémédiable : « Où est le sol, où est le site, où est le lieu, – le milieu, / Où est le pays promis à l’homme ? / Le Voyageur voyage et va… Le Voyant le tient sous ses yeux / Où est l’innommé que l’on dénomme / […] / – Où gît mon royaume Terrien ? » Comment ne pas entendre ici le mot du « Voyant » rimbaldien : « On ne part pas » (Une saison en enfer) ? Un poème ultérieur dans le recueil en fera le constat : « Moi-même enfin, me voici là, pèlerin lassé vers Lhassa / Moi-même avec tout mon désir de te connaître / […] / Mes pas envers toi marquent le pas, sur ses flancs inflexibles / Gloire et Amour à celle qui n’est pas. » La conjonction, propre à Segalen, entre la rencontre effective du « Divers » et l’élaboration du « Livre » paraît achopper sur une lassitude pesante, qui renvoie la littérature au domaine de l’imaginaire, et peut-être de l’impossible. Segalen s’y résolut-il ? Il mourut en 1919, six mois après avoir cessé de travailler à ce recueil.

Daniel Bergez

Vous aimerez aussi