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Retour au pays

Article publié dans le n°1098 (01 févr. 2014) de Quinzaines

Le deuxième roman de Lilyane Beauquel témoigne d'une certaine obsession du décalage, de la difficulté de vivre pleinement, et donne à entendre une nostalgie impossible. Quelques rares livres inventent ainsi des formes presque magiques pour dire les troubles et la grandeur terrible de la vie.
Lilyane Beauquel
En remontant vers le Nord
Le deuxième roman de Lilyane Beauquel témoigne d'une certaine obsession du décalage, de la difficulté de vivre pleinement, et donne à entendre une nostalgie impossible. Quelques rares livres inventent ainsi des formes presque magiques pour dire les troubles et la grandeur terrible de la vie.

À la fin du XIXe siècle, Sven, le héros et narrateur d'En remontant vers le Nord, parce que « la vie ne pourrait être ce remuement de terre et de neige, cette marche au cul des moutons », quitte à dix-sept ans sa famille et sa région natale pour s'aventurer dans le monde, rencontrer autre chose. Il visitera l'Europe, découvrira New York, sa « verticalité et le rythme échafaudé par les mathématiques, les couleurs pures, les formes simples ». L'exil durera dix ans. Devenu ingénieur, empli du sentiment du progrès, convaincu de la force des techniques nouvelles qui désormais « peuvent agrandir la nature, se déployer pour ouvrir aussi bien les têtes que les montagnes », il revient au pays, retrouve sa famille, inchangée, ses sentiments d'antan, ses troubles intérieurs et son ennui primitif. Chargé de percer un tunnel qui désenclavera un minuscule village plus au Nord, il accepte le chantier « parce que d'autres de notre nom y ont vécu », que le secret paternel semble s'y loger, que les mystères des origines y survivent peut-être.

Le roman raconte l'apprentissage de l'antériorité, le chambardement des certitudes et la reconnaissance fable de la modernité, l'expression d'un changement d'une autre part de la vie, celle qui nous est étrangère. Dans cette « combe », envahi par « cet enthousiasme d’être là », il découvre une « vie sobre et lente », une harmonie passive, un ordre ancestral et sclérosé, des voix nouvelles, des visages, des noms. Son arrivée bouleverse un univers régi par des traditions, obéissant à d’autres dominations, à d’autres termes. Luttant pour convaincre les habitants de la nécessité de ces travaux titanesques qui ouvriront une voie nouvelle vers le reste du monde, il découvre un microcosme hanté par des fantômes et de vieilles haines, englué dans un silence profond que seules viennent troubler les mêmes histoires terribles qui se répètent sans fin, un monde à côté du monde, perdu. Il est lucide : « Ce pays embrumé n’est jamais entièrement le présent. Il s’encombre de visions intimes, métaphysiques. Pays merveilleux et terrible, figé dans son enfance. Toutes les histoires d’avant, cela se secoue et nous quitte. Dans la lumière de phosphore, nous revenons à aujourd’hui. Notre sentiment est fragile. »

Son intrusion dans cet univers forclos provoque une rupture, crée une distance, bouleverse un équilibre. De manière frappante, se joue ici comme une fable de la modernité, l’expression d’un changement radical : l’entrée dans un monde ouvert, accueillant, désenclavé, ne se fait pas sans heurt. C’est sans doute ce que symbolise ce tunnel qui déchire « la montagne entaillée comme le ventre d’un saumon », parce que « les nuits ont trop duré », qu’enfin les habitants s’extirpent des « brumes de l’invisible ».

Le cœur du récit est l’élucidation – par soi-même, pour soi-même – de ce qui précède l’individu, le modèle sourdement. Tout ici est affaire de traces à découvrir, de mots à retrouver, de voix à reconnaître. Le retour au pays consiste également en la révélation d’une intimité, en un discours qui se cherche et se trouve, en la découverte d’une grande violence. Sven, en rencontrant sa parentèle compliquée – Zia, sa grand-mère grabataire, Edensen, le pâtre un peu ermite, Vieux Bec, « ce bavard crotté qui se donne des airs de capitaine », empêtré dans « ses récits et sa façon de tenir cachées tant de choses », et surtout Silke dont « le regard bleu flotte comme un foulard » et « les pupilles [...] débordent de ses paupières », Sven comprend la violence de cet univers autarcique en même temps que sa beauté stupéfiante. Dans l’affrontement des clans, dans le désordre de leurs discours vains – on pensera au fabuleux roman de Klaus Hoffer Chez les Bieresch –, dans la révélation des secrets qui hantent la famille de Sven, se lit la violence fondatrice du monde et la colère qui sourd de chacun de nous.

Si la nature offre quelque chose de sublime dans sa perfection immuable, si l'écrivain l'exprime avec une grâce souvent éblouissante, ce sont les sentiments de colère, de douleur et d'ambivalence qui font de ce livre un grand roman. En choisissant une forme très simple qui rappelle les contes, Lilyane Beauquel parvient à dire la fin d'un monde, la douleur des résistances inutiles, la grandeur de sentiments très purs. Son écriture elle-même opère à la manière d'une résistance, très doucement, très lentement. Par une certaine brusquerie de ton, elle parvient à densifier un texte dont la luminosité et la beauté se trouvaient déjà dans son premier roman, en le radicalisant, le décalant, le raccourcissant, en sachant arrêter le rythme de ses phrases, leur emportement, les suspendre à une sorte de grand silence envoûtant.

Lilyane Beauquel fait oeuvre de poète dans ce roman, par la manière dont elle nomme le monde, les objets, les sentiments, les sons ou les couleurs. L'écrivain défait la continuité pour la reconstruire, en sorte que, à l'instar de Sven, nous devenons « la musique des lointaines planètes que rien n'altère. Le sourire dans le grand bâillement de tout ce qui recommence et jamais ne s'épuise », et que nous découvrons le sentiment troublant d'une euphorie très triste.

Hugo Pradelle

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