A lire aussi

Transformation

Article publié dans le n°1016 (01 juin 2010) de Quinzaines

    Pierre Guyotat poursuit le ressaisissement de ce qui l’a formé : le deuxième volume du cycle commencé en 2007, plus dense, plus idéal, se concentre sur quelques jours et nuits de l’été de ses quinze ans, en faisant exsuder les énergies qui l’animèrent alors, l’emmenant dans la direction de son œuvre, lui révélant à la fois le désir et la force de l’écrit. Voici l’exploration de « l’arrière-fond qui (le) forme », l’entreprise de son fondement, la grande transformation.
Pierre Guyotat
Arrière-fond
    Pierre Guyotat poursuit le ressaisissement de ce qui l’a formé : le deuxième volume du cycle commencé en 2007, plus dense, plus idéal, se concentre sur quelques jours et nuits de l’été de ses quinze ans, en faisant exsuder les énergies qui l’animèrent alors, l’emmenant dans la direction de son œuvre, lui révélant à la fois le désir et la force de l’écrit. Voici l’exploration de « l’arrière-fond qui (le) forme », l’entreprise de son fondement, la grande transformation.

La vie, le temps se décomposent, formant un humus étrange, une matière intermédiaire, vivante et morte à la fois, transformée, qui conforme une aire neuve, provisoire, féconde. Le dernier livre de Guyotat s’apparente à cette transformation, à l’exploration d’un terrain en pleine composition, à la réactivation d’un état antérieur, au recouvrement de ce qui nourrit l’œuvre, son lieu premier, ce moment de jeunesse où il décide de « consacrer sa vie à la création ». Ainsi, Guyotat revient, défaisant la chronologie, par le saisissement de quelques journées d’un été, tantôt en France, auprès des siens, tantôt en Grande-Bretagne, sur les balbutiements de son écriture, sa pratique atypique de « la “branlée-avec-texte” », son lien à la littérature, ses désirs profonds, ses rapports ambigus avec les garçons, son amourette avec Annick, l’enivrement de son corps, des mots qui naissent de leur confrontation.

Guyotat développe dans l’exploration de ces moments-là, précis, passage d’un corps dans un autre, la révolution perpétuelle de son écriture, son champ ouvert, prononcé, commençant à réfléchir ses obsessions, sa méthode, la matière et la fonction du texte, ses rapports singuliers avec le grand tout, le corps, ses règles, la naissance d’un autre lien au désir, à sa disposition, enfantement d’une langue et moteur de celle-ci, indissociables, synthétisés. Voici le paradoxe, le lien indéfectible qui relie l’œuvre de Guyotat, sa vie, son entreprise singulière : « ce qui éloigne de Dieu en rapproche » (1). Pierre Guyotat poursuit le don des clefs d’une œuvre, précise, règle des malentendus, donne à voir la dynamique, le sens de sa littérature. Il ordonne par le devers essentiel de ces moments charnières l’illumination noire de sa vie, la grâce et le trouble de l’écriture, la pensée de l’acte écrit, ses implications, son devenir.

Il y a dans ce livre un incessant passage du réel, ce « futur qui attend qu’on le nomme », de ce qui se passe dans ces quelques jours estivaux où Pierre découvre une part de soi dans « une langue autre que la (s)ienne », vivant hors d’une gangue dont il faut s’extraire, pour vivre autre chose, à la pensée, abstraite et charnelle à la fois, qui prend corps dans ce temps-ci, émergeante, bouleversante, questions démultipliées, intuitions furieusement justes, matrice de toute l’œuvre à venir et ici reprise. « L’arrière-fond de l’arrière de mon cerveau » constitue le lieu intime, siège d’un inconscient conscient, béant, système où se digère à la fois l’expérience et s’ordonne « un monde nouveau ». Le livre s’en fait « l’avènement », circonscrivant un retour à ses prémisses, les premiers signes qui lui donnent corps, la forme absolue que constitue le texte, le lieu même de son déploiement. Et comme chez Guyotat « le verbe précède l’action », comment ne pas sentir l’évidence du cycle entrepris il y a trois années, ne pas saisir la nécessité du transport auquel il nous invite, ne pas s’enivrer avec son narrateur, éternellement présent dans son langage, dans son temps, dans sa durée défaite ?

Le désir, sa pulsion, sa diction, son établissement, font la concorde de ce texte, dessinant une architecture basique, formelle, de l’œuvre, de l’entreprise poétique sans équivalent de Guyotat, le message physique qu’il porte, au-delà de lui-même, défait, reformé dans la littérature qu’il écrit. Tout tourne ici autour de la sexualité et de ses débordements, tout s’enchâsse dans le mécanisme mental – fantasmes, gestes, scènes, souvenirs – qui naît de l’affront du désir, de la perturbation qu’il induit chez cet adolescent de quinze ans qui « déjà (…) pense (sa) poésie avant de l’écrire », de la manière dont il entreprendra toute sa vie le corps de l’autre, le sien propre, annihilé presque dans sa fascination pour le sexe féminin et sa pratique de ce qu’il appelle le « plus gros du désir, le plus gros désir, le plus animal, le plus dangereux », la pénétration du même, avant d’aboutir à « quelque chose de plus doux, de plus réfléchi, de plus noble » (2).  L’ordonnancement du monde, ses troubles, se rassemblent autour du moment de la conscience du désir, de son émergence et de la révélation de sa portée – Dieu, son abandon, le Christ, la raison, la lecture, la filiation, la procréation, les camps de la mort, la guerre, les réprouvés, la prostitution, la servitude, la musique, l’origine de l’art, ses formes, l’écriture elle-même, sa progression, son imposition.

Guyotat ressaisit tous les fils d’une vie toute entière tendue vers les mots et leur emprisonnement, les retissant ensemble, discontinus cette fois, comme une série d’épiphanies qui passent sur les sentes de ces « journées souvent longues et suivies de leurs nuits, comprises entre la fin de Juin et la fin d’Août de l’année 1955 ». L’écrivain saisit le passage qui s’ouvre à lui dans l’évidence de ce temps-là ; il y grandit, y renaît, dans la littérature. Arrière-fond procède d’une initiation entreprise par soi pour s’ouvrir aux possibles et aux nécessités de la poésie, pour vivre. Et n’est-ce pas alors une évidence qui surgit du livre que de considérer que Pierre fait alors le grand pas, celui qui fait sortir de l’enfance, au-delà de soi, conscient du monde, de ses implications, de ses forces aussi, de son temps et de sa conformation, de la lutte qui s’annonce, continuée toujours, qui assure à « l’enfant (…) son avancée dans le monde » ? Il inscrit ce lien entre écriture et fin de l’enfance en tant que révélation (3). Arrière-fond est alors la continuation d’un abandon pour gagner autre chose, de plus fort peut-être mais de plus dangereux, de plus impressionnant, sa vie, ses dessous, l’expérience d’écrivain, la langue qui se meut pour démontrer, par les « forces de mémoire, d’empathie et de poésie » de l’homme, l’illumination relative qui lui aura donné toute sa portée et son secours. Il constitue le grand saut dans l’avenir, projeté, consenti, appelé, la transformation : « Le futur c’est ce qui n’existe pas encore ; c’est ce qu’il me faut créer de toutes pièces : de la poésie, et son double : le texte d’arrière-fond. »

1. C’est un des points majeurs de ce livre (le poème qu’il compose) et du volume précédent, Formation (Gallimard, 2007), surtout dans ses dernières pages (cf. le poème d’Hölderlin).
2. Extraits d’un entretien entre P. Guyotat et M. Alphant dans le n° 961 (mai 2009) de la revue Europe.
3. Nous pensons aux dernières pages de Formation, en particulier à ce qu’il dit de sa lecture de Rimbaud (p. 226 et suivantes).

Hugo Pradelle