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Trou noir

Article publié dans le n°1008 (01 févr. 2010) de Quinzaines

 De la rencontre fulgurante à la détérioration de sa relation compliquée avec sa femme Sylvia, jusqu’à l’ultime disparition qui laisse « désespérément heureux », Leonard Michaels (1933-2003) revient, plus de vingt-cinq ans après, sur l’un des moments-clés de sa vie. Il signe un récit chirurgical en même temps que poétique, inventif, conçu comme une vaste reprise émouvante, une confrontation avec la réalité de sa vie et son œuvre.
Leonard Michaels
Leonard Michaels
Conteurs, menteurs : une anthologie (The Collected Stories) (Christian Bourgois)
 De la rencontre fulgurante à la détérioration de sa relation compliquée avec sa femme Sylvia, jusqu’à l’ultime disparition qui laisse « désespérément heureux », Leonard Michaels (1933-2003) revient, plus de vingt-cinq ans après, sur l’un des moments-clés de sa vie. Il signe un récit chirurgical en même temps que poétique, inventif, conçu comme une vaste reprise émouvante, une confrontation avec la réalité de sa vie et son œuvre.

La personnalité de Leonard Michaels et son œuvre coïncident avec une exactitude qui confine à la surimpression. Sylvia, texte inclassable, précis d’une vie passée, en constitue le symptôme parfait. Ce bref récit fait trace, manière de reprise d’un temps passé que la fiction défait et reforme. Portrait d’un autre et de soi, d’un « nous » inconciliable qui s’affronte. La trame en est d’une simplicité comme seule la vie en est capable : il raconte, sur un ton extraordinairement maîtrisé, avec un sens poétique remarquable, l’histoire passionnée qu’il vécut avec Sylvia Bloch de 1960 à 1964. Depuis leur coup de foudre lorsqu’il la rencontre jusqu’au suicide de cette femme à demi folle, hystérique, agressive et séduisante à la fois. Il écrit : « Cette histoire a commencé sans début. » Peut-être n’a-t-elle pas non plus de fin.

Il décrit avec précision leur installation dans différents logements miteux, leur existence chaotique, elle à la fac, lui écrivant et tentant de se faire publier, leur quotidien, entre les concerts de Mingus et de Miles Davis, leur passion pour le cinéma, leurs amitiés… Quatre années qui se déroulent selon un amour insensé, pulsionnel, régi par les comportements irrationnels de Sylvia, de plus en plus incontrôlable, obsessionnelle, qui ne cesse de le harceler, lui faisant des scènes à tout propos, se débattant entre projection maladive et désir de possession absolue. Les scènes de ménage se multiplient, la violence s’installe, la furie emporte tout. Décrivant l’un de ces moments, il écrit : « elle se repaissait du son de ses propres hurlements. Elle hurlait parce qu’elle hurlait, toujours plus, toujours plus fort, comme pour construire une petite chambre de rage au milieu de laquelle elle se tiendrait. Cet espace n’appartenait qu’à elle. C’était elle qui commandait. Je n’y avais pas ma place. » Au-delà de la virtuosité stylistique (rythme impeccable qui souligne, par des unités de plus en plus réduites, la tension, le rapetissement et l’exclusion), il saisit l’essence d’une relation sans la comprendre vraiment, exclu, voué irrémédiablement à l’échec. L’essence de ce livre superbe se love ici, dans l’écart du temps et le refus de la réinterprétation.

Le livre s’écrit à trente ans de distance, après un long silence, contrevenant à un secret ou un tabou personnel. Il brise et rassemble tout, se conçoit comme une transformation. Michaels reprend le journal qu’il tenait à l’époque dont il intègre des extraits dans le corps du texte, comme pour confronter les époques, les souvenirs et les faits. « Je décrivais nos disputes dans un journal intime […]. C’était ma façon de savoir, sinon autre chose, que cela arrivait bel et bien. » Il ajoute : « Ma vie ne constituait pas un sujet. Elle ne devait pas être exploité pour de la fiction. […] En les insérant dans mon journal […] j’exacerbait leur caractère secret. » Entre mise à distance et confrontation avec le réel, il élabore des « mémoires en forme d’histoires ». Nous sentons alors la formidable tension entre le recul que l’écrivain prend avec son histoire et la proximité effarante qu’il arrive à recréer avec le jeune homme qu’il a été, comme désintégré, incapable de se saisir de sa propre vie, de la nature de sa relation avec cette femme. Ainsi, Michaels ne se complaît pas dans une forme d’analyse rétro­spective mais écrit comme si le passé se fondait dans le présent, ou plutôt, dans une forme d’égalité parfaite entre ces deux espaces, ouvrant un champ à une écriture abrasive et froide, absolue. La restitution de l’expérience apparaît alors comme la substance et la genèse de l’écriture.

Le regard qu’il porte sur sa vie d’alors se centre, comme naturellement, sur les prémisses de son écriture, sur les premiers pas hésitants qu’il fait pour trouver sa place et son style, qu’il se concentre sur ce nœud qui fait coïncider le drame de sa jeune vie et l’émergence de son activité créatrice. Il analyse maintenant (en 1990) ce qui le conforme, son inadaptation, le silence auquel le masculin est, selon lui, restreint, obsédé qu’il fut par la normalité, le sens de ce qui doit être et que l’on excède. Sylvia confine au paradoxe, comme si, enfin, Leonard Michaels atteignait la perfection de ce qu’il devait écrire. Reprenant un épisode majeur de sa vie, il synthétise en même temps la structure de sa personnalité d’adulte, son rapport aux femmes, à la famille, et la nature même de son œuvre littéraire, une fascinante contradiction entre un projet qui naissait à l’époque – distinguer son présent et l’écriture – et la réalisation de son travail poétique qui, au contraire, semble vouloir faire fusionner expérience et littérature.

Parallèlement au trou noir – entendons un espace, un point de la matière, l’œuvre, qui se constitue en vide et en plein, en fin et en commencement, vivace et mort, infini – que forme ce récit, l’anthologie Conteurs, menteurs réunit à la fois les deux premiers recueils de Michaels, des nouvelles de la maturité et ses dernières productions, dénotant une permanence singulière dans l’abord qu’il entretint avec son travail et les thèmes qui s’y entrecroisent – les femmes, le sexe, l’amitié masculine, la violence, la perversité, les idées, la famille ou le temps. L’œuvre de Michaels consiste en un exercice de la littérature. Nous découvrons un style, une voix, une richesse et une inventivité formelles désarmantes, une langue nourrie d’associations surprenantes, à la fois précises et sensuelles, et un ton ironique, obsédant, espiègle, joyeusement désespéré. Néanmoins, il s’y joue plus que ce qu’il n’y paraît.

En découvrant ces textes dans une manière de chronologie, des systèmes d’échos, de reprises, d’intégration des expériences personnelles – que la lecture en parallèle de Sylvia renforce énormément –, d’un certain regard sur le monde, naïf et cynique à la fois, se met en place à la façon d’une architecture subtile, profondément réfléchie. Tout y trouve une place, tout se coordonne. Chaque texte, malgré une grande diversité formelle, s’appuie à un autre, s’y fait entendre, comme une sourdine perpétuellement reprise et réinterprétée. Ici, la composition de nouvelles conjure l’épars, reconstitue une continuité du sens et organise une vision du monde. Chez Michaels, l’écriture semble obsessionnelle, compulsive, essentielle. Elle relève de la nature de la perception, d’une interrogation éternellement reprise face au réel et à l’expérience. Dans ses derniers textes, peut-être parmi les plus aboutis en même temps que les plus évidents (son épouse explique qu’il les a écrites d’un jet alors qu’il les reprenait sans cesse), le personnage récurrent de Nachman – l’homme d’après –, mathématicien génial et renfermé, dit : « à mes yeux, l’expérience, vécue pour elle-même, ne représente pas la plus haute des valeurs », quand, dans ses jeunes années, il confiait : « Tout est affaire d’intuition, et l’intuition concerne l’expérience véritable, là où tout commence. » C’est peut-être ici que l’univers de Leonard Michaels, habité de doubles qui ne cessent de débattre dans un désert peuplé d’eux-mêmes, prend tout son sens et toute sa valeur, que l’obligation, l’injonction qu’il se fait d’écrire, se justifient.

Hugo Pradelle

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