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Un abîme dans chaque chambre

Article publié dans le n°1012 (01 avril 2010) de Quinzaines

 Statique au milieu d’une galerie de peinture, une femme est là, au tout début de Sept ans, le nouveau roman de Peter Stamm. Sonia est l’épouse d’Alex, le narrateur personnage qui la contemple. Près de lui, Sophie, leur fille, qui admire sa mère, si absente et si belle. La scène se déroule de nos jours, au terme d’un trajet commun que nous découvrirons à travers ces pages, au fil des événements qui ont ponctué ces vingt ans d’histoire.
 Statique au milieu d’une galerie de peinture, une femme est là, au tout début de Sept ans, le nouveau roman de Peter Stamm. Sonia est l’épouse d’Alex, le narrateur personnage qui la contemple. Près de lui, Sophie, leur fille, qui admire sa mère, si absente et si belle. La scène se déroule de nos jours, au terme d’un trajet commun que nous découvrirons à travers ces pages, au fil des événements qui ont ponctué ces vingt ans d’histoire.

À bien des égards, Sept ans est un défi. Pour qui a lu Peter Stamm, le découvrant avec ses premiers textes qu’on a qualifiés de « minimalistes » (adjectif passe-partout aussi figé qu’un cliché), l’ampleur de ce roman surprend. Même Paysages aléatoires qui racontait le trajet de Kathrine, partie du grand Nord de l’Europe en quête de son histoire et des amours qui l’ont faites, gardait une dimension que faute de mieux nous dirons limitée. La beauté de ce précédent roman tenait à une intensité, un désir qui s’accomplissait sans douleur.

Ici, même policée, estompée, la douleur tient à la contradiction dans laquelle vit Alex. Marié à une femme intelligente brillante et belle, avec qui il a construit un cabinet d’architecte auquel tout semble réussir, il est attiré par une femme laide, sans charisme, avec laquelle il ne peut rien échanger, Iwona. Le mystère de cette relation est l’un des moteurs du roman et on en reste saisi jusqu’aux dernières pages, comme dans un roman à suspense.

Iwona est polonaise, et elle vit de façon plus ou moins clandestine en Bavière. Elle a deux ans de plus qu’Alex, est profondément catholique, proche de la dévotion. Sa première apparition dans le roman ressemble à une mauvaise plaisanterie. On est en 1989, dans un Biergarten, ces restaurants de plein air si typique de l’Allemagne. Ferdi et Rüdiger, les amis étudiants d’Alex se moquent d’elle, la considérant comme un pot de colle. Elle reste un peu en marge, est embarrassée. Mais elle ne peut s’éloigner d’Alex qui, entre mépris et fascination, se laisse prendre à un curieux jeu. Cela continuera un certain temps, conduisant le narrateur et Iwona dans la chambre qu’elle occupe dans un foyer pour jeunes femmes. Malgré sa laideur, le peu de goût qu’elle met à s’habiller, malgré ou à cause de tout ce qui l’éloigne d’elle, Alex est irrésistiblement attiré par la jeune Polonaise. Elle se laisse séduire, refusant toutefois de faire l’amour avec lui. Leurs rencontres se multiplient, sans que rien ne se passe sinon ce jeu érotique assez vain, avec le mélange de fascination et de dégoût qui en résulte.

Dans le même temps, Alex réussit ses examens, devient architecte, se lie toujours davantage avec Sonia, l’épouse. Elle incarne la réussite, à tous égards. Ils rêvent de bâtir une existence et une œuvre architecturale, veulent une maison au bord du lac, un enfant. Mais les tentatives qu’ils font pour avoir cet enfant sont vaines, les minent. Jusqu’au moment où ils décident d’en adopter un. Ce sera Sophie. À ce point, nous laissons au lecteur le soin de découvrir ce qui lie tous les personnages.

Sept ans est en effet un roman qui repose sur un secret et donc un dévoilement progressif. L’image figée de Sonia au tout début du roman trouve son sens dans le dernier chapitre. Alex, qui comme son épouse a traversé de nombreuses épreuves, côtoyé des gouffres, se sent revenir et lui-même et regardant le ciel immense, le trouve « presque beau ». Il est à un nouveau carrefour de sa vie, mais a trouvé la force de le traverser, de faire les choix. Ceux que Sonia a également faits dans le même temps, en retournant à Marseille.

Peter Stamm est un romancier que le paysage inspire, oriente. Le ciel, les eaux du lac, la campagne qui se glisse dans les interstices de la ville en Bavière comme dans bien des lieux de l’Allemagne, tout cela compte pour beaucoup dans l’état et les sentiments des personnages. On pourrait suivre Alex, Sonia et Iwona en contemplant le paysage dans lequel ils s’inscrivent. La couleur du ciel, la présence des nuages, la neige et le soleil teintent les jours des héros. Mais il y a aussi les villes, à commencer par Marseille où Sonia fait ses apprentissages. Elle habite chez Antje, une artiste qui est aussi la confidente d’Alex, celle à qui il raconte après coup son étrange histoire d’amour. Confidente, témoin, proche du narrateur et complice de Sonia qu’elle semble parfois protéger. Marseille est aussi la cité qu’arpente la jeune architecte fascinée par Le Corbusier dont une belle citation figure en épigraphe du roman. Sonia est une femme de tête, ambitieuse, plus intelligente (selon Alex) que son mari.

La Bavière est l’autre espace du roman. Une Bavière aussi puissante que l’est Sonia. On voit la région pendant ces vingt dernières années, tandis que très loin, en apparence, tombe le mur de Berlin, des tours à New York, puis sévit une crise terrible qui met en péril l’entreprise montée par Sonia et Alex. La Bavière est une région riche, entreprenante, chauffée par un soleil parfois écrasant qui rappelle celui de la Méditerranée. C’est particulièrement prégnant dans les premières pages quand, encore étudiant ou stagiaire, Alex habite un bungalow surchauffé de l’ex-village olympique. Stamm évoque également le lieu par celles et ceux qui l’habitent : d’abord les parents de Sonia, un couple bien sous tous rapports, avec le père conservateur qui aligne les clichés et voit le danger socialiste partout. Il y a aussi Tania, co-locataire de Sonia, hygiéniste forcenée qui craint la moindre salissure et finira par se marier en Suisse avec l’un de ces « démocrates » qui supportent mal les étrangers. Stamm n’a rien d’un écrivain engagé et la caricature n’est pas son genre. C’est à petites touches qu’il brosse les portraits de tous ces êtres, tisse les liens, marque les oppositions.

L’essentiel du roman est en effet dans le jeu de ressemblances et de différences entre deux femmes, dans la perception qu’en a le narrateur. Avec Sonia, l’amour est codifié, presque planifié. C’est une organisatrice dans l’âme, plutôt froide. Si elle aime Alex, c’est comme on aime un ami avec qui on peut discuter, échanger, construire aussi. Les scènes amoureuses qui les mettent face à face ont quelque chose de glaçant. Sonia semble fuir le sexe, voire le moindre geste de tendresse. Les évocations de l’entourage vont dans le même sens, jouent du parallèle, du contraste subtil (on se rappelle alors la nouvelle consacrée à Corot dans Comme un cuivre qui résonne paru l’an dernier). Ainsi, la liaison fugace de son ami Ferdi lui paraît plus blâmable que la relation parfois faite « d’excitation et de répugnance » qui le lie à Iwona : « J’avais alors l’impression que son amour et ses souffrances m’élevaient et donnaient à notre relation une gravité que l’infidélité de Ferdi n’avait pas. »

Iwona n’est, en effet, pas tout le contraire de Sonia, ce serait trop simple et trop bête ; elle est autre. Son univers est pauvre à tous égards. Elle habite une chambre remplie d’objets sans valeur, porte des vêtements aussi laids que le gilet qu’elle a tricoté pour Alex. Elle passe son temps à regarder des téléfilms qu’elle raconte à son compagnon, et sa bigoterie la rend ridicule. Mais elle aime Alex, elle le rêve plus qu’elle ne le saisit, elle se laisse prendre par lui, sans toutefois s’abandonner complètement. Et pourtant, ce qu’elle lui donne dépasse de très loin ce qu’il aura de Sonia. Il aura été aimé quinze ans durant, seul et unique amant. Avec elle, il connaît un sentiment qu’il n’a pas connu depuis l’enfance, « un mélange de sécurité et de liberté ».

Un bon romancier sait rendre les nuances, aller contre le sens commun, contre nos représentations et nos croyances. Il joue sur l’ambiguïté, avec le paradoxe. Il grandit les personnages qu’il invente. En ce sens, Stamm est plus qu’un bon romancier ; il est grand. On n’oublie pas, en tournant la dernière page de ce beau livre, le visage ingrat et émouvant d’Iwona.

Norbert Czarny

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