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Un destin allemand

Ce beau livre, l’auteure l’a traduit elle-même, ce qui prouve que la prétendue impossibilité pour un écrivain de se traduire est une légende.
Anne Weber
Vaterland
(Seuil)
Ce beau livre, l’auteure l’a traduit elle-même, ce qui prouve que la prétendue impossibilité pour un écrivain de se traduire est une légende.

Ce récit fait parfaitement sentir, de l’intérieur, à la fois les penchants et les hésitations de ce qu’on nomme si commodément « l’âme allemande ». L’époque est celle qui suit immédiatement la naissance politique de l’Allemagne, en 1871, à Versailles. C’est le passage du monde ancien à la modernité, d’un monde artisanal et agricole à l’ère urbaine et industrielle. Anne Weber tente de saisir l’Allemagne wilhelminienne, qui se conçoit elle-même comme le « pays des possibilités illimitées » ; elle le fait en suivant un fil de mémoire historique tendu au cours d’une période où éclatent et se multiplient – et commencent à dévier – les ressources intellectuelles du pays. On disait couramment : « Am deutschen Wesen soll die Welt genesen » (« l’être allemand guérira le monde »). On a vu comment, et c’est bien le sujet de fond du livre.

Six ans avant l’État allemand, naît Florens Christian Rang, l’arrière-grand-père de l’auteure, de cent ans son aîné, un intellectuel hors du commun, un juriste qui exerça quelques années la fonction de pasteur dans un village polonais. C’est aux archives Walter Benjamin de Berlin qu’Anne Weber découvre cette vie qui lui est à la fois très étrangère par la distance dans le temps et très proche par tout ce que ce temps soulève d’anticipations et de gestations, avec l’aboutissement qu’on sait.

Cet aïeul fut l’ami de Walter Benjamin, de Martin Buber et de Hugo von Hofmannsthal. Anne Weber l’appelle « Sanderling » (« bécasseau »), comme pour l’éloigner encore d’elle. Il porte en lui les solennités, les grandes musiques pathétiques d’une conscience tourmentée. Par son intermédiaire se lit un passé qui, par définition, échappe toujours et qui pourtant recèle ce qui conduisit à un crime sans précédent, qui dépassera toujours tout autre crime car il est le premier à avoir été commis ainsi, au nom de ces « valeurs », ces idées fixes et ces faillites qui occupent la vie de Sanderling.

Une génération plus tard, le grand-père de l’auteure, comme des millions d’Allemands, fut un nazi déclaré, pour qui les choses sont déjà plus claires : « Quand les chefs des bandes vociférantes arrivent au pouvoir et qu’il est menacé d’être écarté de sa carrière professionnelle, il courbe l’échine et se plie aux nouvelles exigences à la fois par faiblesse et par commodité », à une époque – vers 1937 – où il est déjà trop tard.

Vaterland tente non pas de remonter le temps mais de montrer, à travers ce Sanderling, comment la « catastrophe », comme disent les Allemands d’aujourd’hui, se mit en place, comment certains modes de pensée, certaines attitudes, certains points de vue ont en quelques dizaines d’années abouti au nazisme sans forcément le préfigurer.

Le pathos et la folie des grandeurs d’alors, le mélange de religiosité protestante et de paganisme naturaliste, n’étaient pas les seules caractéristiques de l’époque, celle de Kafka et de Thomas Mann, parmi d’autres. Les historiens l’ont soigneusement explorée pour tenter d’élucider l’apparition du crime absolu. Il y a chez Sanderling ce qu’il y a souvent chez ses contemporains, une solennité, un sérieux, qu’on appelle en allemand « der tierische Ernst » : « la gravité animale », mais il y a aussi chez lui une capacité de doute très personnelle.

Plus de cent ans plus tard, Anne Weber tente sur place, à Poznań en Pologne et dans les environs, de retrouver les restes du camp de concentration après avoir visité en Allemagne même l’un des grands centres de l’« euthanasie ». En Pologne, on a conservé dans le langage courant des expressions allemandes du temps de l’occupation comme « haut les mains », « ne tirez pas » ou « cochons de Polonais ». C’est la précision des éléments historiques qui rapproche les gens et les choses, de façon saisissante : les manières de s’exprimer de Sanderling dans son journal sont marquées par son époque, il emploie une terminologie à jamais inutilisable, du fait de tout ce qu’elle a suscité, peut-être sans le vouloir. Les propos de Sanderling sont censés aller dans une tout autre direction, à la fois humaniste et « rénovatrice », mais ils seront, quelques années plus tard, les emblèmes du national-socialisme, l’illustration du génocide.

Florens-Christian Rang est autre chose qu’un esprit établi une fois pour toutes, il est profondément divisé et ses fonctions de pasteur allemand au milieu des Polonais le mettent en présence d’une tout autre réalité sous le couvert germanique.

Il a, sur l’euthanasie des malades mentaux, des avis étrangement en accord avec ce qui va suivre, il a des phrases effroyables que reprendront plus tard mot pour mot les exécuteurs nazis. Ses visions « hygiénistes », influencées aussi par le colonialisme, étaient assez communes à cette époque en Allemagne et n’impliquaient pas nécessairement leur réalisation, qui, dans le cas présent, dépassera largement les espérances les plus criminelles, mais Sanderling est saisi d’horreur et de compassion à la vue des internés. Il écrit sur la nécessité de travailler après la guerre de 14 au relèvement d’un pays détruit, la France ; il se refuse à plier devant quelque autorité imposée que ce soit. Un autre, dans la prison de Landsberg, se répand au même moment en propos de haine.

Ce que veut montrer ce livre, c’est que le déterminisme historique n’est que partiel : les choses auraient pu être autres que ce qu’elles ont été. L’Allemagne aurait pu ne pas sombrer dans le nazisme.

Georges-Arthur Goldschmidt

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