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Une constellation d’écritures illisibles, asémiques, brutes

Article publié dans le n°1225 (01 avril 2020) de Quinzaines

Cette exposition remarquable fait surgir, pour reprendre une métaphore freudienne, le sommet de l’iceberg que serait le domaine des langues inventées, artificielles, secrètes et sacrées dont les écritures illisibles nous interpellent, en nous découvrant ce qu’Andrea Bellini nomme « l’autre de la langue ».

EXPOSITION

« SCRIVERE DISEGNANDO. QUAND LA LANGUE CHERCHE SON AUTRE »

Centre d’art contemporain de Genève

Rue des Vieux-Grenadiers 10

1205 Genève

Jusqu’au 3 mai 2020 (prolongation prévue)

Cette exposition remarquable fait surgir, pour reprendre une métaphore freudienne, le sommet de l’iceberg que serait le domaine des langues inventées, artificielles, secrètes et sacrées dont les écritures illisibles nous interpellent, en nous découvrant ce qu’Andrea Bellini nomme « l’autre de la langue ».

Le langage et son autre 

L’organisateur de l’exposition a réuni un ensemble de productions diverses. La prépondérance du geste expressif sur l’intention de communication, l’absence de code, l’invention d’idiolectes se retrouvent particulièrement dans l’art brut. Sarah Lombardi, directrice de la cab (Collection de l’Art Brut à Lausanne), a choisi des écrits bruts pour complèter ce parcours. Scrivere disegnando (écrire en dessinant) ne se préoccupe pas des ajouts calligraphiques qui, dans de nombreuses cultures, décorent l’écrit sans le déformer abusivement.

L’imprimé et le texte virtuel sont peu présents car le geste graphique, trace primaire antérieure à la séparation du dessin mimétique et de l’écriture, implique la simultanéité de ces deux formes de signification sans que l’une vienne empiéter sur l’autre. « L’oscillation entre l’écriture dans sa dimension proprement sémantique et la terra incognita de la simple arabesque, de l’automatisme, du signe répété et du gribouillis », écrit A. Bellini, caractérise un territoire dont les enjeux plastiques et conceptuels sont nombreux, celui des écrits paradoxaux où l’écriture s’affirme comme telle en surpassant sa dimension ordinaire de communication. Ces zones situées au-delà du communicable sont diversement explorées selon les artistes et les procédés qu’ils mettent en œuvre. Les jeux graphiques d’artistes comme Gaston Chaissac, Jean Dubuffet ou Henri Michaux sont convoqués. Des bruts - Wölfli (Suisse, 1864-1930), Walla (Autriche, 1936-2001) ou Palanc (Vence, France, 1928-2015) - côtoient les microgrammes au crayon de l’écrivain Robert Walser (Suisse, 1878-1956). 

Femmes sous influences 

Des femmes médiums et spirites rattachées à l’art brut dessinent et écrivent d’un même jet sous la dictée d’un esprit : Jeanne Tripier (Paris, 1869-1944) dessine et brode, Laure Pigeon (1882-1965), Jane Ruffié… La plus extraordinaire est la médium Helen Smith, de son vrai nom Catherine Elise Müller (Genève, 1861-1929) qui a relaté ses voyages aux Indes et dans la planète Mars dont elle rapporta la langue et consigna l’écriture. Ces glossolalies et psychographies ont été étudiées, avec l’aide du fondateur de la linguistique, Ferdinand de Saussure, par le psychologue Théodore Flournoy, qui publia Des Indes à la planète Mars (Alcan, 1900). L’exposition donne la part belle aux femmes, tant dans l’art brut - où Sarah Lombardi voit leurs productions comme l’expression d’un refoulé culturel, à la suite de l’ancien directeur de la cab, Michel Thévoz qui fait de l’art brut un « retour du refoulé culturel » – que dans l’art contemporain : beaucoup de femmes, souvent féministes, rejettent la violence symbolique que l’institution impose via les normes de l’écriture. Irma Blank, Tomaso Binga (pseudonyme de Bianca Pucciarelli Menna) Chiara Fumai ou d’autres, comme Mirtha Dermisache (Argentine, 1940-2012) dont Barthes appréciait l’écriture illisible, refusent d’exercer le pouvoir que manifeste l’écriture. 

Écritures en délire 

Dans l’art brut, des analphabètes fascinés par des graphies incompréhensibles pour eux les reproduisent sans les maîtriser correctement : c’est le cas de l’Américain Dwight Mackintosch ou du Japonais Kunizo Mastumoto. La valeur poétique d’écrits illisibles rejoint ce qu’une exposition en 2004 à la cab appelait des écritures en délire : dé-lire les détachant du lire pour ne s’attacher qu’à leur valeur signifiante et à leur expressivité. Mais une écriture n’est pas seulement un alphabet ou une suite de signes arbitraires, c’est une volonté encyclopédique d’organiser le monde et de classer les choses en les désignant. Pour contrer l’imposition d’une langue étrangère par le colonisateur, l’Africain Frédéric Bruly Bouabré (Côte d’Ivoire, 1923-2014) a inventé un syllabaire de 448 pictogrammes afin de faire perdurer la langue et la culture orale de son ethnie (bété) en tant que langue nationale ivoirienne.

Le Codex Seraphinianus, publié en 1981 par Franco Maria Ricci, illustré et rédigé par Luigi Sérafini, invente une écriture. Il pensait ainsi « nous rendre tous analphabètes […] en créant une sorte d’illettrisme universel ». Le paradoxe est que ce livre a eu et a encore un succès mondial : au-delà de superbes images, ces signes sans signification se diffusent pour eux-mêmes. Le mythe d’une langue universelle sur lequel a écrit Umberto Eco éveille encore des passions, mais reste une folie que dément sans cesse la multiplicité babélienne des écritures, où l’on peut inclure les formes qu’elles prennent quand des individus s’en emparent pour en jouer et en jouir.

L’informatique dominant désormais les échanges, l’écriture semble frappée d’obsolescence. Cependant, même si les écrits tendaient à disparaître, il leur resterait un mode d’existence : celui d’objets d’art. L’amour des lettres, la bibliophilie, le plaisir du texte s’intensifiera. Chaque livre reste ouvert à l’interprétation : le Don Quichotte de Cervantès a été récrit dans des manuscrits rédigés en espagnol, français et allemand et illustré par l’Allemand Reinhold Metz (1942) qui, se sentant proche de l’art brut, dédiait son travail à Michel Thévoz et à Jean Dubuffet.

L’écriture est une technique du corps, incontournable par sa simplicité et son élégance. C’est le message qui résume les incursions dans des territoires où les signes nous attirent, parfois nous affolent, sans que nous soyons capables de les déchiffrer… pour notre plus grand plaisir.

Claire Margat

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