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Une grande vie en perspective

On aura beau chercher un peu partout, dans les encyclopédies comme sur les moteurs de recherche, on ne trouvera pas le nom de Dino Egger. Et c’est bien dommage si l’on en juge par ce qu’écrit de lui Albert Moindre. La somme de tout ce qu’il aurait pu inventer, mettre au point ou créer est assez phénoménale.
Eric Chevillard
Dino Egger
(Minuit)
On aura beau chercher un peu partout, dans les encyclopédies comme sur les moteurs de recherche, on ne trouvera pas le nom de Dino Egger. Et c’est bien dommage si l’on en juge par ce qu’écrit de lui Albert Moindre. La somme de tout ce qu’il aurait pu inventer, mettre au point ou créer est assez phénoménale.

Moindre est plus aimable et généreux avec Egger que Marc-Antoine Marson, le biographe de Pilaster dans L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster. On ne peut s’empêcher de les rapprocher car tous deux, ou tous quatre sont nés de la plume fantaisiste, inventive, voire délirante d’Éric Chevillard. Après cet ovni qu’était Choir, texte limite dont lui-même ne s’explique pas forcément la naissance, Chevillard revient à un univers plus facile à identifier. Albert Moindre est une sorte d’exégète ou de biographe modeste, né dans une famille d’éclusiers, aussi bien du côté Moindre que du côté Pivetaud. On pourrait dauber sur les vannes qu’il ne cessa d’ouvrir, à ceci près qu’il n’était que fils et petit-fils. L’eau des canaux n’est pas son univers et il aura pour principale caractéristique d’être « peu présent au monde », « obscur » et « fantomatique ». Autant de points communs avec Dino Egger.

Lequel n’est donc jamais né pour mettre en œuvre tous les possibles dont l’affuble Moindre. Mais commençons par le situer sur le plan historique. C’est à la fois facile et très compliqué puisque les possibilités sont presque infinies. Elles dépendent des contemporains qu’il aurait pu mettre en péril par sa présence. Parmi lesquels, au hasard, Bach, Spinoza, Rimbaud ou Edison. Et que dire d’une éventuelle rencontre avec Balzac ? L’anonymat n’aurait rien arrangé et qu’on le croise en Angleterre sous la Renaissance ou banal écolier incapable de fabriquer un cendrier en glaise pour son papa, c’est toujours le même désespoir pour celui qui le traque, essaie de lui donner consistance. Donner une existence est plus aisé pour Moindre lorsqu’il tente de lui imaginer des réalisations scientifiques, philosophiques ou plus concrètes. Alors, il ne faut pas moins de 126 propositions pour se faire une idée de ce que nous avons manqué : « La domestication du feu, mais vraiment, façon caniche de concours » ou, vraiment utile à l’ère (dépassée ?) du travailler plus, « la récupération des forces pesantes de la paresse employées aux tâches anciennement dévolues à l’effort », ou encore, indispensable en cette période de laxisme et d’irresponsabilité, la réforme du code pénal « avec substitution d’un régime de récompense au régime de la punition. » Nous renvoyons le lecteur à cette mesure 27, qui, appliquée, changerait bien des choses à notre perception de la justice. Plus pratique enfin, « le fil à recoudre le beurre » suppose que celui-ci soit resté longtemps au réfrigérateur. Les lecteurs de Chevillard, ceux qui l’ont accompagné Au plafond ou qui ont digressé en compagnie des frères Grimm dans Le Vaillant petit tailleur, jubilent. Rares sont ceux qui, comme lui, ont suivi les traces de Lichtenberg, de Michaux, du Queneau auteur de l’Anthologie des fous littéraires, voire de Chaissac (mort à La Roche-sur-Yon le jour où il y naissait) ou du facteur Cheval. La variété d’un imaginaire et sa puissance se mesurent aussi à leur capacité à nous faire inventer et on a envie de dessiner ou de fabriquer, un peu comme le faisait Carelmann avec ses objets introuvables, « la valise en plomb qu’il n’est plus besoin de se donner la peine de garnir pour qu’elle pèse ». On pourrait écrire une anthologie des inventions chevillardiennes, la proposer à un service recherche et développement ou à un département d’université qui tenteraient de construire ce que les textes proposent… Mais trêve de rêverie sur la comète.

Dino Egger est comme la plupart des romans de Chevillard une réflexion (amusée et amusante) sur notre monde, sur les relations qu’entretiennent deux humains entre eux. L’autre, qu’il se nomme Egger, Pilaster, qu’il soit orang-outang ou hérisson, intrigue, dérange, empêche qu’on trouve sa place, qu’on soit pleinement à son aise. Il provoque la jalousie, la rancœur, on voudrait s’en débarrasser, mais comment ? La violence, chez Chevillard, n’est que rarement extériorisée, brutale. Cela s’insinue, fait son chemin, éclate ou pas. Ici, Moindre, le si difficilement nommé, trouve sa solution avec Egger. Mais c’est au prix de longues hésitations, de tours et détours qui sont rendus par des pages du journal tenu par ce narrateur, pages énigmatiques qui semblent nous éloigner définitivement d’Egger. Mais l’ectoplasme est vivace et Moindre sait ce qui lui reste à faire. Sa solution a quelque chose du Jekyll et Hyde de Stevenson ou ne déparerait pas dans quelque texte de Kafka. On en jugera en lisant.

Ce roman est aussi un nouveau jalon dans une œuvre très cohérente, pensée par son auteur, comme une sorte de machine célibataire, une de ces œuvres aux rouages nombreux qui se mettent en branle et entraînent le lecteur dans l’élan de la phrase, laquelle, chez Chevillard, est toujours subtile et vive. 

Norbert Czarny

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