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Une radiographie de l’écrivain

C’est l’histoire d’un romancier né en 1947… enfin presque, puisque l’auteur en question est né deux ans auparavant. Détail ? pas vraiment. On s’en rend compte en lisant l’enquête que consacre Denis Cosnard à Patrick Modiano. Une enquête à la Modiano.
Denis Cosnard
Dans la peau de Patrick Modiano
(Fayard)
C’est l’histoire d’un romancier né en 1947… enfin presque, puisque l’auteur en question est né deux ans auparavant. Détail ? pas vraiment. On s’en rend compte en lisant l’enquête que consacre Denis Cosnard à Patrick Modiano. Une enquête à la Modiano.

Patrick Modiano est, on le sait, un écrivain discret. Sans les fuir vraiment, il évite les médias et ne cherche jamais à se mettre en avant par de bruyantes prises de position. On ne lira sans doute jamais son autobiographie ; il a écrit dans Un pedigree combien il se défiait de ce genre. Quant à sa biographie, elle a peu de chances d’être écrite à « l’américaine » avec détails et révélations. Le projet de Denis Cosnard, qui anime un site consacré à l’auteur sur Internet et qui a passé cinq ans à le lire et le relire, est différent. Comme l’indique le titre – très discutable – du livre, il s’est glissé dans la vie de Modiano. Heureusement, ce qu’on lit vaut largement plus que le titre et que la couverture violette avec gros caractères. Cosnard n’a pas rencontré Modiano mais s’est appuyé sur un de ses propos et surtout sur les textes pour reconstituer la biographie de l’œuvre autant que celle de son auteur. Il a comparé les éditions, lu entre les lignes pour déceler des codes, retrouver des « chaînes », et on le suit sans avoir le sentiment de tomber dans l’arbitraire, l’invention ou le délire. Les romans de Modiano, surtout les derniers sont hantés par des adeptes du spiritisme et de l’occultisme, Cosnard n’en est pas.

Modiano proposait donc que l’on radiographie ses romans. Ce que fait l’essayiste ou enquêteur. Il part bien sûr sur les traces de Louisa Colpeyn et d’Albert Modiano, les parents de Modiano qui se sont rencontrés dans le hasard des nuits de l’Occupation. D’autres noms surgissent alors, comme celui de Queneau qui a tenté d’enseigner la géométrie à l’écrivain mais qui lui a surtout fait visiter un Paris méconnu et a été son témoin de mariage. Celui de Jean Cau, ami de sa mère et préfacier de La Place de l’Étoile. Ceux d’Albert Sciaky ou Maurice Sachs qui ont habité 15 quai Conti, dans la chambre qu’il a lui-même occupée. D’autres noms encore, que l’on retrouve au gré des romans et qui auraient pu figurer dans ces annuaires sur lesquels rêve l’auteur avant de se mettre à écrire. On sait combien l’univers de Modiano mêle le précis au flou. La rêverie naît des noms propres, des noms de lieux, d’une lumière sur une façade ou sous un lampadaire. On a souvent évoqué son art, dans ces pages pour ne pas épiloguer.

Cosnard retrouve donc les traces de ces êtres aussi fugaces que des papillons pour reprendre une comparaison modianesque. L’un d’eux, Eddy Pagnon, garde son relief singulier. Le nom de Pagnon revient souvent dans les romans, dans les textes à teneur autobiographique ou autofictive. Ce comparse de la bande de la rue Lauriston, chauffeur de Laffont, aurait sauvé le père de Modiano lors d’une rafle décisive. Albert Modiano le connaissait déjà avant la guerre. Et nul doute qu’ils ont été mêlés à quelque trafic pendant l’Occupation. Ce salaud qui sauve le père est donc au cœur de l’œuvre. Il incarne le tourment qui agite l’écrivain. Un père juif qui côtoie les milieux de la collaboration, cela n’allait pas de soi en 1968 quand a paru La Place de l’Étoile. À cette époque, on commençait tout juste de savoir que la France ne s’était pas levée, derrière le Général, contre l’occupant nazi. Et puis la rue parisienne célébrait l’avenir, pas un passé obscur. Entretemps, des livres ont paru, des films, dont Lacombe Lucien, ont raconté autrement l’histoire. Le gris a remplacé le blanc et le noir.

Si Eddy Pagnon occupe une place de choix dans le destin littéraire de Modiano, on peut en dire presque autant de Rudy. Il est ce jeune frère et complice dont l’écrivain parle un peu dans Remise de peine et dans Un pedigree. Celui qui est né en 1947… l’incertitude qui a longtemps plané sur les dates de naissance de Patrick, entre 1945 et 1947, a beaucoup à voir avec la perte, le deuil dont il ne s’est jamais remis. Ce flou est aussi à relier avec ces années soixante, période de couvre-feu, au sens propre comme figuré. L’adolescent rebelle qui fugue, qui écrit des textes brillants et provocateurs avant même que Gallimard ne l’édite devient un jeune adulte qui doit se débrouiller, comme il peut. Il a quelque chose de Doinel et traîne comme le héros de Truffaut dans le 9e arrondissement. Et ailleurs. Il vit d’expédients et parfois s’amuse. On apprend ainsi (mais on le savait depuis Les Boulevards de ceinture à travers le narrateur du roman) qu’il fabrique de fausses dédicaces et revend les livres. On aimerait bien lire la dédicace de Simone de Beauvoir à Luis Mariano… Dans le roman, Barrès offrait Les Déracinés au capitaine Dreyfus…

Cosnard déchiffre tous les détails mais ce n’est jamais pour de vaines raisons, pour l’érudition gratuite. On suivra avec beaucoup d’intérêt le lien qu’il établit avec l’œuvre de Perec. C’est sans doute l’un des aspects les plus passionnants du roman. Ainsi, pour les deux écrivains, les chiffres 11 et 43 résonnent de façon particulière. Nombre de chapitres ou numéros de téléphone, ils cachent une date terrible et une coïncidence : la mère de Dora Bruder et celle de Perec ont quitté Drancy pour Auschwitz par le même convoi de novembre 1943. Tous deux jouent sur des rimes, des enchaînements de lettres ou de mots qui donnent au texte son caractère singulier et incite au décryptage.

Denis Cosnard met donc en relief la cohérence d’une œuvre, montre comment les fils se nouent, quels échos existent entre ce que l’on pourrait lire comme un texte unique, fait de facettes, une mosaïque. On suivra toutes les pistes sur lesquelles le détective nous mène. Modiano connaît tous les faits divers depuis les années vingt et l’affaire Profumo comme l’enlèvement du petit Éric Peugeot sont à la racine de certains romans.

Ah, encore un détail : en même temps que son prix Goncourt, en 1978, Modiano a reçu le prix de la société française des détectives.

Norbert Czarny

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