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De l'art du haïku

Forte de plus d’une vingtaine d’ouvrages, l’œuvre essentiellement poétique de Laurent Albarracin s’augmente aujourd’hui d’un petit livre composé de cent onze haïkus. Cent onze curieux éclats, malicieux, délicieux et détonnant agréablement dans le paysage bien souvent compassé de la poésie contemporaine…
Forte de plus d’une vingtaine d’ouvrages, l’œuvre essentiellement poétique de Laurent Albarracin s’augmente aujourd’hui d’un petit livre composé de cent onze haïkus. Cent onze curieux éclats, malicieux, délicieux et détonnant agréablement dans le paysage bien souvent compassé de la poésie contemporaine…

Dans le haïku traditionnel, il doit toujours y avoir, d’une façon ou d’une autre, une allusion à une saison, à un paysage naturel (le kigo). C’est ce que l’on retrouve dans Plein vent. L’univers du livre est tout entier celui de la nature, mais d’une nature qui n’est pas forcément japonaise. Ce sont des arbres, des montagnes, des massifs de fleurs, des buissons de ronces et des animaux, beaucoup d’animaux, des oiseaux et des insectes essentiellement, c’est-à-dire des essences et des espèces répandues un peu partout sur la planète, dans l’Empire du soleil levant aussi bien que dans les campagnes tempérées de notre pays. Le poète, né à Angers, vivant actuellement en Corrèze, se plie ici, avec un plaisir manifeste, à cette tradition. Certes, on y trouve aussi un cerisier, mais cela fait belle lurette que cet arbre a été acclimaté sous nos contrées. Tout comme le haïku d’ailleurs, genre connu et reconnu depuis longtemps par les lecteurs occidentaux… D’où quelques clins d’œil, ici ou là : « Aoûtats ou puces à mes chevilles / mais je ne me prends pas pour autant / pour Issa » (qui avait écrit, il y a deux siècles : « J’ai emprunté ma chaumière / Aux puces et aux moustiques / Et j’ai dormi »). D’où, également, cette allusion au célébrissime poème de Bashô : « Un vieil étang et / Une grenouille qui plonge / Le bruit de l’eau », qui devient chez le Corrézien : « Grenouille bruit d’eau / grenouille bruit d’eau grenouille / bruit d’eau – y’en a marre ». Selon sa connaissance de la tradition japonaise, le lecteur saisira ici ou là d’autres allusions, mais il n’est nul besoin d’être un fin lettré pour goûter la saveur piquante et volontiers paradoxale des tercets polis par Laurent Albarracin. 

Ces cent onze haïkus sont en effet surtout et avant tout un regard posé sur le monde rural, sur cette campagne que nous connaissons tous, mais que nous ne regardons pas, agriculteurs, par manque de temps, citadins par absence de références – et que le poète nous restitue ici magnifiquement, c’est-à-dire concisément, concrètement et spirituellement : « Amadouvier cueilli / dans l’arbre j’ai trouvé / le sabot d’un cheval ».

Plein vent nous laisse souvent en bouche un goût plaisant, une sorte d’humour parfois irrévérencieux, certes, mais jamais méchant, jamais ricanant, jamais nihiliste, en somme. Il serait sans doute fastidieux – voire contre-productif ! – de multiplier les exemples. Qu’on se contente de n’en mentionner que quelques-uns pour donner une idée au lecteur : « La ronce plonge / tête en avant / pour prendre pied ». Il dit bien ce topos du monde renversé qui est familier aux Européens depuis la poésie baroque au moins, mais l’inquiétude, l’alarme en moins ; il nous signale surtout, ici, et plaisamment, que nous pouvons regarder autrement ce que notre œil voit ordinairement. « Le cygne a sur lui / l’anse qui sans cesse / le reverse en sa tasse » ne souligne pas autre chose, en désacralisant la noble beauté du palmipède au profit d’une relation moins guindée au monde, qu’il soit naturel ou, comme c’est ici le cas, manufacturé. Cette désinvolture face à la Création peut aller jusqu’à la cruauté, d’ailleurs : « Parapluie foutu / je me promène un corbeau crevé / au bout d’un manche », mais il s’agit ici d’une cruauté pour rire, et qui concerne d’abord l’auteur…

Le sentiment religieux qui affleure parfois n’est pas épargné, non plus : « Dans la huche à pain / la souris fait un festin / de tous les dieux », où l’on ne sait si la souris se délecte comme les dieux peuvent se délecter ou si les dieux ne composent pas, justement, son menu ! Mais l’humour, chez cet écrivain, n’est pas, au sens contraignant du mot, un système, et l’on trouve des notations plus placidement admiratives, sur le ton de la confidence, presque : « Prairie gelée – / un million de bâtonnets de givre / fument au temple de l’hiver » ou « Dieu est l’artificier / qui a conçu / les pivoines ».

Car le bel humour n’empêche absolument pas l’auteur de tendre à une certaine forme de sagesse : « Rien ne me révolte / je ne réclame rien / je loue le monde en locataire », où le jeu sur le verbe « louer » (la louange ; le loyer ?) dit cette conscience d’être éphémère, de passage sur cette étonnante planète…

De l’art du haïku, Laurent Albarracin a certes retenu l’allusion à la saison, l’extrême concision, mais il cultive surtout cet humour qui teinte le regard que nous portons sur ce qui nous entoure, sur ce dont nous nous croyons propriétaires, ici ou là-bas. C’est un discret tour de force qui se renouvelle tous les trois vers, plusieurs fois par page. Un bel exercice de détachement : « Je ne possède pas de Montblanc : mais j’ai le mont Fuji / au bout de mon Pilot ».

Thierry Romagné

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