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Le roseau et le pouvoir

 Dans le droit fil de Michel Foucault dont il se réclame d’ailleurs, Thierry Wanegffelen, ce jeune chercheur de l’université de Toulouse disparu en 2009, à l’âge de quarante-quatre ans, s’efforce dans cet ouvrage de cerner la notion d’individu telle qu’elle commence à s’écrire vers le milieu du XVIe siècle pour finir par n’être, comme dirait Kafka, qu’un nœud dans le fouet dont la modernité le fouette.
Thierry Wanegffelen
Le roseau pensant. Ruse de la modernité occidentale
 Dans le droit fil de Michel Foucault dont il se réclame d’ailleurs, Thierry Wanegffelen, ce jeune chercheur de l’université de Toulouse disparu en 2009, à l’âge de quarante-quatre ans, s’efforce dans cet ouvrage de cerner la notion d’individu telle qu’elle commence à s’écrire vers le milieu du XVIe siècle pour finir par n’être, comme dirait Kafka, qu’un nœud dans le fouet dont la modernité le fouette.

Au XVIe siècle, le doute définitif s’installe en Europe, du fait, en particulier, de la Peste noire, de la perte du géocentrisme et de la Réforme ensuite. L’ordre hérité, la stabilité apparente du Moyen Âge sont cassés.

C’est peut-être avec Montaigne qu’apparaît l’idée que l’individu n’est pas nécessairement identifiable à sa position sociale : « Un honnête homme n’est pas comptable du vice ou de la sottise de son métier » écrit-il, faisant en quelque sorte naître ce que Jean Delumeau nomme « la culpabilisation des fidèles ». Il y a rupture, comme l’a montré Foucault, avec l’harmonie préétablie supposée. On voit apparaître une très grande angoisse reflétée par l’Apocalypse de Dürer, celle des peintres, comme Albrecht Altdorfer ou Luca Signorelli parmi bien d’autres qui représenteront, essentiellement, la violence, la mort et la peur. Les mouvements millénaristes se multiplient pendant que peu à peu les États s’installent.

Thomas More publie, en 1509, son Utopie où sont établies des règles d’assujettissement social précises. À cette radicalisation du modèle monastique, Rabelais oppose dans Gargantua son abbaye de Thélème, comme l’une des dernières manifestations d’un État moyenâgeux caractérisé par la diversité et la juxtaposition des ordres privés : « à l’assujettissement totalitaire d’Utopie répond la subjectivation libérale de Thélème ».

L’humanisme européen naît au moment où se mettent en place les grands systèmes étatiques modernes. Il y a imposition progressive à l’ensemble des populations d’une même langue. L’édit de Villers-Cotterêts (1535) qui fait du français la seule langue administrative du royaume est contemporain du Traité de la servitude volontaire d’Étienne de La Boétie. C’est au moment où s’installe un pouvoir central efficace et dominateur que l’individu prend conscience d’une affirmation d’ores et déjà bornée par son affirmation même dans la mesure où il lui faut l’État pour être en sûreté, l’un correspond à l’autre. C’est dans la mesure où les États modernes sont détenteurs de la violence que les individus selon Hobbes (Léviathan, 1651) peuvent moins s’entretuer et plus s’affirmer, mais Spinoza dans le Traité des autorités théologiques et politiques (1670) rejoint La Boétie en proclamant la liberté de la raison imprescriptible.

L’Âge classique, celui de Versailles surtout, aménage subtilement, mais de façon d’autant plus indiscutable l’ordre politique. Les grands seigneurs, violents opposants de la Fronde, deviennent des courtisans dociles qui perdent leur pouvoir local pour profiter de celui de l’État qui leur impose des règles strictes, mais tolère d’autant mieux le « mauvais esprit » que l’État est plus assuré. « Tous alors, dirigeants et gouvernés trouvent donc dans leur paradoxale grandeur la soumission aux contraintes extérieures. » Le recours sera la découverte dissimulée de la pensée libre et critique qu’il vaut mieux ne pas trop montrer, c’est le « larvatus prodeo », le je m’avance masqué de Descartes dont le « Je suis, j’existe » finira par ébranler tout l’édifice du pouvoir sans le faire tomber pour autant.

La Bruyère et La Rochefoucauld, eux, délimiteront avec virtuosité et insolence les zones respectives du sujet et du pouvoir, mais sans parvenir à se dégager (le veulent-ils ?) de la soumission.

Les Lumières, elles, à la fois libèrent l’existence individuelle du poids d’une pensée religieuse obligée et vont à la mise en avant du recours à la raison. Thierry Wanegffelen fait une analyse très subtile de cette période complexe, à travers Kant, Hume, Voltaire et surtout Rousseau, lequel d’une certaine manière inverse et continue la découverte cartésienne de l’individu pensant.

Toutes les intuitions extrêmement documentées et motivées de Thierry Wanegffelen montrent comment la modernité proprement dite, à la fois met en valeur et souligne l’individualité, une fois que celle ci s’est affirmée au travers des deux siècles précédents, pour au fond mieux la contrôler. Il y a d’abord exacerbation du pôle subjectif avec Werther. La Révolution devient philosophie en Allemagne et le XIXe siècle sera animé par le « romantisme révolutionnaire » bientôt absorbé par la révolution industrielle et les grandes mises au pas qui préparent les totalitarismes du XXe siècle. Les aspirations romantiques du sujet se heurtent à la désillusion et son inconciliabilité croissante avec monde moderne tel que le représente par exemple le cinéma de Charlie Chaplin. Habilement, en effet, l’auteur passe d’un domaine d’expression à l’autre pour en montrer la concomitance interne.

La modernité voit à la fois l’individu se définir avec précision et intensité comme si l’exactitude et le lyrisme pouvaient se rejoindre. Cela passe par la formulation pratique de ce qui fut d’abord théorique chez Hegel, à savoir la construction de l’avenir par le marxisme, « les ambitions de Marx et d’Engels sont en effet immenses. Leur vision globale de l’Histoire, dont ils délivrent très tôt les grandes lignes... est une théorie qui cherche à rejoindre la praxis pour aboutir à une désaliénation radicale de l’homme ». La praxis ne tardera pas à en révéler la paralysie.

La psychanalyse – des pages très vivantes sont consacrées à Françoise Dolto – n’abolira pas d’avantage la soumission d’ensemble, elle rendra certes les individus à la pleine connaissance d’eux-mêmes, mais contribuera à leur soumission politique.

La fin du XXe siècle verra s’élargir, de plus en plus, les dimensions de la cage où tourne le sujet écureuil que le XXIe siècle s’apprête à refermer, mais comme l’écrit en conclusion l’auteur, malgré toute la pression sociale qui l’écrase, aucune puissance ne peut retirer à l’être humain ni sa dignité ni son indépendance. Il faut pour finir signaler des notes très intéressantes et un préambule et une postface très éclairants.

Georges-Arthur Goldschmidt

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