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Le temps bascule

Article publié dans le n°1064 (01 juil. 2012) de Quinzaines

Un détail pourrait résumer le passage du temps : à l’entrée d’un concert des Rolling Stones, dans les années 2000, une jeune fille distribuait des formulaires pour des cartes Visa et MasterCard Rolling Stones, avec le logo de la langue qui symbolise ce groupe depuis longtemps. L’anecdote est rapportée par Stanley Booth dans sa postface à Dance with the devil, chronique d’années aussi extraordinaires que terrifiantes.
Stanley Booth
Dance with the devil. L'histoire extraordinaire des Rolling Stones
Un détail pourrait résumer le passage du temps : à l’entrée d’un concert des Rolling Stones, dans les années 2000, une jeune fille distribuait des formulaires pour des cartes Visa et MasterCard Rolling Stones, avec le logo de la langue qui symbolise ce groupe depuis longtemps. L’anecdote est rapportée par Stanley Booth dans sa postface à Dance with the devil, chronique d’années aussi extraordinaires que terrifiantes.

La chronique – puisque le mot convient pour ces stars comme pour certains rois du Moyen Âge – commence en 1969. Cette année-là, les Rolling Stones font une énorme tournée aux États-Unis. Booth a signé un contrat lui permettant de les suivre, de les interroger ; le but est de faire un livre. La tournée se terminera à Altamont, en Californie, et la mort d’un jeune Noir assassiné par les Hell’s Angels fera basculer le groupe dans une réalité qu’il ne se figurait pas aussi violente. Mais cette année n’est pas qu’une année dans la vie d’un groupe de rock and roll. Les États-Unis qu’on traverse en compagnie du chroniqueur sont embourbés au Vietnam, ont perdu Luther King et Kennedy, et Nixon, « Tricky Dicky » comme le surnomment ses adversaires, est au pouvoir. La violence est souvent dans les rues, à Watts mais aussi, lorsque Jagger et Richards se déhanchent sur la scène, dans la salle et près d’eux, quand la police chargée du service d’ordre use de la matraque sur les fans extatiques. L’atmosphère qui règne avant, pendant et parfois après les concerts est tout sauf sereine. Les habitudes des musiciens, leur comportement favorisent ce climat. Richards ne peut circuler sans ses doses, sans ses pilules ou lignes et les parasites, profiteurs et dealers traînent constamment autour des musiciens et de leurs roadies. Mais cet excès est celui d’une époque ; les deux créateurs du groupe, Jagger et Richards, parlent de liberté. Leurs compagnons sont plus réservés, notamment Charlie Watts, le batteur, que Jagger tient pour un « con ». Bill Wyman prendra plus tard ses distances. Dans son excellente biographie du groupe, François Bon montrait bien que le bassiste des Stones détonnait depuis les débuts du groupe ; son extraction ouvrière, sa différence d’âge avec eux lui valaient des moqueries.

Le livre de Booth est construit sur ce présent de 1969, et un retour en arrière qui justifie en partie le sous-titre : l’histoire des Rolling Stones apparaît, entre les débuts du groupe et l’année 68, qui se termine par une tragédie, la mort accidentelle de Brian Jones, autre musicien du groupe, très talentueux et sans doute le plus tourmenté de tous. Les conflits sentimentaux avec Richards, autour d’Anita Pallenberg, des frasques diverses, des écarts l’éloignent d’abord du noyau dur et sa mort précède ce qui aurait dû se passer, son départ du groupe.

Plutôt que de raconter par le menu l’histoire du groupe, Booth focalise sur Jones, et décrit une atmosphère, celle du « Swinging London », capitale de l’Europe dans les années soixante, lieu de passage du blues et du rock américain, mais aussi capitale d’une nouvelle esthétique dont on trouvera les échos ou les manifestations dans la minijupe, les couleurs psychédéliques ou la musique, si vivante. Ces transformations s’opèrent dans un pays aux traditions fortes. Le narrateur montre ainsi les parents de Brian Jones, dans leur petit salon coquet de Cheltenham avant et après la mort de leur fils, comme si une tornade était passée. La tornade s’appelle Rolling Stones et elle a ravagé leur fils. Un concert gratuit à Hyde Park sera le dernier hommage du groupe à son membre fondateur, à celui qui a mis tant d’énergie à en faire ce qu’il est, l’un des mythes du siècle dernier. Mais comme l’écrit Booth dans sa postface : « Dans les années 1960, on croyait à un mythe : que la musique avait le pouvoir de changer la vie des gens. Aujourd’hui, les gens croient à un mythe : que la musique n’est qu’un divertissement. »

C’est précisément cette dimension que le livre met en relief. L’argent était présent dès l’origine de la vague rock and roll ou pop qui déferle des États-Unis en Europe. Booth interroge les musiciens, leurs conseillers ou agents, et met bien en relief cette dimension de leur vie professionnelle. Mais l’argent semble secondaire ; c’est un moyen de rester libre (l’obsession de Richards) pour provoquer et bousculer un ordre jusque-là fondé sur le mérite ou l’héritage. Les épisodes de procès pour détention de stupéfiants en sont le meilleur exemple. Jagger, Richards et Jones ne renoncent jamais à transgresser la loi, font un peu de prison, mais une caution leur permet de sortir en Bentley d’une obscure cellule dans laquelle Wilde, l’un de leurs modèles en matière de dandysme, avait croupi. Et L’argent importe moins que le travail, que la création. Pendant une étape, ils s’enferment dans un studio à Muscle Shoals pour composer : « Ils n’étaient pas bons ni malfaisants, ils étaient artistes pour le meilleur et pour le pire, et tout ce qu’ils voulaient, c’était faire leur boulot ; c’était pour ça qu’ils étaient à cet instant en plein travail au milieu de la nuit dans le nord de l’Alabama, alors qu’ils venaient de terminer une tournée et de se remplir les poches. » Pourtant, en ces années où la « conscience politique » semble un impératif, où la rhéto­rique révolutionnaire s’accompagne souvent d’actes radicaux, le seul mot d’ordre que Jagger lance à la foule, dans ses concerts, c’est de « se bouger le cul », pour danser. Transgresser ou faire transgresser les codes moraux lui paraît plus important que tout. Jusqu’à Altamont. Il est sur scène, il voit les Hell’s Angels, « Norrois au regard fou », agiter cannes de billard et autres poignards et il est dépassé, appelant au calme quand tout se déchaîne : « Il proposait le contrat social à une tornade de silhouettes sombres qui gesticulaient. »

On ne danse pas sans risque avec le diable et Booth en sait quelque chose. Son livre a paru en 1984, au bout de quinze ans d’une vie douloureuse. Il a vécu à l’écart pendant dix ans, s’est comme purgé de cette passion et il a dû devenir une personne différente du narrateur de 1969 pour raconter cette histoire. Une histoire à montrer plutôt qu’elle n’est à dire, selon une distinction qu’il emprunte à Truffaut. Il montre donc tout, sans crainte de paraître ennuyeux (ce qu’il n’est pas) à force de détails se répétant. Une tournée est faite de moments qui se répètent, et cette répétition fait la grandeur ou le rythme de la chronique.

L’homme qui montre en 1984 a pris de la distance, et les épigraphes de chapitres, les références à Freud, Lovell ou Nietzsche sont tout sauf gratuites ou prétentieuses. L’histoire extraordinaire des Rolling Stones se termine en ce XXIe siècle (1), dans une sorte de médio­crité et de confusion souvent pathétique. Le film assez décevant de Martin Scorsese en était un écho involontaire. Mais il y a plus : les temps sont devenus médiocres, confus et bien des espoirs se sont enfuis. 

  1. Comme François Bon, l’auteur de ces lignes considère que les plus belles années se sont arrêtées vers 1971.
Norbert Czarny

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