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Pour une anthropologie de l'imaginaire

Article publié dans le n°1170 (01 avril 2017) de Quinzaines

Les Structures anthropologiques de l’imaginaire parut pour la première fois en 1969. L’ouvrage en est aujourd’hui à sa douzième édition. Ce travail peu connu du grand public est pourtant l’une des références cardinales des études philosophiques, anthropologiques, littéraires et artistiques, puisqu’il mêle avec un brio exaltant tous ces domaines de connaissances. C’est dans le sillage des travaux de Gaston Bachelard que Gilbert Durand se proposa d’analyser les modalités particulières de la construction psychique du réel par l’imaginaire. Il donne naturellement à cette notion une extension très large, qui englobe à la fois le conscient et l’inconscient, la sphère de la rationalité et celle de l’onirisme. Sa démarche permet de définir de grandes polarités des images sans les figer. Elle construit un réseau de sens par tensions, proximités et complémentarités, qui englobe dans une vaste synthèse à la fois la rationalité, la corporéité, la gestualité, et la vie intérieure.
Gilbert Durand
Les Structures anthropologiques de l’imaginaire
(Dunod)
Les Structures anthropologiques de l’imaginaire parut pour la première fois en 1969. L’ouvrage en est aujourd’hui à sa douzième édition. Ce travail peu connu du grand public est pourtant l’une des références cardinales des études philosophiques, anthropologiques, littéraires et artistiques, puisqu’il mêle avec un brio exaltant tous ces domaines de connaissances. C’est dans le sillage des travaux de Gaston Bachelard que Gilbert Durand se proposa d’analyser les modalités particulières de la construction psychique du réel par l’imaginaire. Il donne naturellement à cette notion une extension très large, qui englobe à la fois le conscient et l’inconscient, la sphère de la rationalité et celle de l’onirisme. Sa démarche permet de définir de grandes polarités des images sans les figer. Elle construit un réseau de sens par tensions, proximités et complémentarités, qui englobe dans une vaste synthèse à la fois la rationalité, la corporéité, la gestualité, et la vie intérieure.

Le livre s’ouvre sur une critique des théories classiques de l’imagination, qui, de Platon à Sartre, assimilent celle-ci à une dégradation de la vérité. Selon Gilbert Durand, au contraire, l’image « est en elle-même porteuse d’un sens ». Il y a une « sémantique des images », et l’on ne saurait donc la réduire à l’habillage ornemental de la pensée consciente. Ce renversement par rapport à l’épistémologie rationaliste fait de l’imaginaire une puissance signifiante qui s’impose comme la vérité même du psychisme humain. Dès lors, on est en droit d’inverser la hiérarchie du sens que l’on prête à la langue : « C’est finalement le sens figuré qui seul est significatif, le soi-disant sens propre n’étant qu’un cas particulier et mesquin du vaste courant sémantique qui draine les étymologies. » C’est pourquoi toutes les approches uniquement sociologiques ou psychanalytiques de l’imaginaire sont défaillantes, et pèchent par étroitesse de méthode en privilégiant un schéma explicatif linéaire. Il faut au contraire, selon Gilbert Durand, « s’engager résolument dans la voie de l’anthropologie ». Les grandes productions de l’imaginaire mettent en œuvre la totalité de la réalité humaine, formant un « trajet anthropologique » où les images tout à la fois se répètent comme de grands invariants psychiques traversant toutes les cultures et insufflent un dynamisme producteur d’infinies variations. L’imaginaire n’est donc pas une faculté fantaisiste ou reproductrice de l’expérience empirique, il mobilise une imagination créatrice, telle que l’avait approchée Kant dans la Critique de la faculté de juger

La tâche que s’assigne Gilbert Durand n’est pas d’identifier des images particulières, mais de les regrouper dans des ensembles où elles prennent sens : « Ce sont ces ensembles, ces constellations où viennent converger les images autour de noyaux organisateurs que l’archétypologie anthropologique doit s’ingénier à déceler à travers toutes les manifestations humaines de l’imagination ». Il en est ainsi arrivé à mettre au jour une grande structure, binaire, dans laquelle s’opère la répartition des images archétypales, distribuées entre deux « régimes » que l’ouvrage explore successivement en en déclinant les thèmes et motifs majeurs. Le « régime diurne » de l’image, qui repose sur le principe de distinction, gouverne toutes les pensées de l’antithèse, comme en offre, en de multiples exemples, l’œuvre de Hugo, où domine « l’antithèse lumière-ténèbres ». Le privilège donné à la claire conscience séparatrice fait que, dans tous les grands mythes, « l’aveuglement comme la caducité est une infirmité de l’intelligence », de même que « l’eau noire », étudiée par Bachelard, est signe de mort, comme le montre le mythe d’Actéon qui cristallise « tous les schèmes et les symboles épars de la féminité nocturne et redoutable ». Gilbert Durand retrouve et prolonge Bachelard en étudiant les images de l’animalisation angoissante, liées au fourmillement et au grouillement, associées à l’archétype du chaos, et au « cheval chtonien », lui-même associé au tonnerre et au taureau. En dernier ressort, les images animales de l’angoisse renvoient à l’horreur de la morsure du temps. 

À ces images porteuses d’angoisse répondent les schèmes imaginaires de la verticalité et de la lumière, qui trouvent leur origine dans la « verticalisation » de la posture humaine à travers son histoire. Gilbert Durand étudie sous cet angle tous les symboles ascensionnels, aile, oiseaux, flèche, et même les symboles du pouvoir, dont le « chef », en son acception à la fois politique et anatomique. Quant aux « symboles spectaculaires », ils s’opposent aux images angoissantes de la chute et de la nuit : azur mystique, auréole, manifestations diverses de la clarté solaire ; toute cette valorisation positive de la clarté s’associe dans de nombreuses cultures à la parole venue d’en haut, signe de Puissance. Dans la figure du héros, celle-ci appelle l’image du glaive, dans une logique « diaïrétique » qui valorise l’image structurante de la coupure. 

À l’inverse de toutes ces images tirées de l’« imagination diurne », le « régime nocturne » de l’imaginaire vise à l’union, à la confusion et à la complémentarité des éléments et des symboles. Les images y prédominent, y compris dans le langage scientifique : « Bachelard a écrit tout un livre pour montrer comment la science avait peine à se débarrasser de ses langes d’images et de rêveries ». Avec ce versant « nocturne » de l’imaginaire, « au régime héroïque de l’antithèse va succéder le régime plénier de l’euphémisme ».  Gilbert Durand affirme que le basculement vers le « régime nocturne » s’opère par l’ambivalence d’Éros, qui se conjugue à Chronos et Thanatos pour en inverser la charge angoissante. La libido en effet peut être « assimilée à un élan fondamental où se confondent désir d’éternité et procès temporel ». Ce basculement se marque par l’intervention des images du corps et le motif de l’intériorisation, de l’avalage, de l’inclusion du plus grand dans le plus petit, qui permet la configuration particulière de l’euphémisation qu’est la « gullivérisation ». Les grandes images féminines, telle celle de Mélusine, associées à l’eau maternelle, incarnent ce schème de l’euphémisation nocturne dans toutes les cultures. Elles conduisent Gilbert Durand à éclairer sous un même jour les « images de l’intimité », où contenant et contenu sont solidaires. 

L’ouvrage vise à une forme d’universalité de la connaissance, dans une ambition anthropologique qui se formule avec une rare élégance d’expression. C’est pourquoi les analyses de Gilbert Durand convoquent une très vaste culture qui associe les mythes antiques, les mythologies extra-européennes, et de grands noms de la philosophie et de la littérature : Héraclite comme saint Augustin, Dante, saint Jean de la Croix, Goethe, René Char, Hugo ou Jung. La réflexion qui en découle est d’une richesse exceptionnelle. Elle apporte de multiples éclairages pour comprendre notamment les grandes images qui traversent la psyché et essaiment dans l’écriture littéraire et les œuvres d’art. Comme toute tentative de synthèse, la démarche de Gilbert Durand a prêté le flanc au reproche de totalisation anhistorique, qui néglige la dimension contextuelle au détriment de grands invariants qui rejoignent les archétypes junguiens. C’est pourquoi, après Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Gilbert Durand a historicisé son approche de l’imaginaire, en parlant de « mythodologie », démarche conciliant l’historicité des œuvres – perçue surtout à travers des cycles et des rythmes – et les grandes structures a priori de l’imaginaire. Quoi qu’il en soit de ces évolutions, et comme l’affirme dans sa préface Jean-Jacques Wunenburger, avec Gilbert Durand « l’imago-centrisme remplace d’une certaine manière le logo-centrisme » ; il marque « une étape capitale dans le long discours que l’Occident a produit sur ses propres outillages cognitifs ».

Daniel Bergez

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