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Un roman qui rend intelligent

Article publié dans le n°1001 (16 oct. 2009) de Quinzaines

Zuckerman est de retour à New York. Pour qui ne le connaîtrait pas, ce personnage est l’un des doubles de Philip Roth et il apparaissait déjà dans la trilogie qui porte son nom comme dans d’autres romans de notre auteur. Il nous est familier et le retrouver est un plaisir, comme l’est une conversation avec un homme spirituel et intelligent. Reste à savoir quel fantôme sort de la scène…
Philip Roth
Exit le fantôme
Zuckerman est de retour à New York. Pour qui ne le connaîtrait pas, ce personnage est l’un des doubles de Philip Roth et il apparaissait déjà dans la trilogie qui porte son nom comme dans d’autres romans de notre auteur. Il nous est familier et le retrouver est un plaisir, comme l’est une conversation avec un homme spirituel et intelligent. Reste à savoir quel fantôme sort de la scène…

Tout commence par la maladie. Ce sont en effet les suites d’un cancer qui ramènent notre personnage dansla ville de ses débuts. Le cancer qui a provoqué la mort de son voisin et ami Larry Hollis, et le sien, vieux de onze ans. Il a été opéré de la prostate et souffre d’une incontinence qui le handicape fortement. Il a pour ce faire quitté sa thébaïde du Connecticut où loin de tout et de tous, il écrit et lit. Il ne pense rester à New York que le temps d’une intervention, mais en cet automne 2004, diverses rencontres bouleversent ses plans.

D’abord la maladie qui frappe Amy Bellette, amie de jeunesse que l’on avait fugitivement rencontrée dans L’Écrivain fantôme, compagne de Lonoff, modèle ou mentor du jeune Zuckerman. La tumeur au cerveau qui l’a atteinte donne à chaque rencontre un caractère d’urgence

Et puis Amy, comme Zuckerman, est harcelée par Richard Kliman, un jeune homme désireux d’écrire la biographie du très secret Lonoff dont il veut dévoiler la part d’ombre, afin de satisfaire « l’immense appétit populaire pour les secrets ». Il est prêt à se procurer un manuscrit inachevé par tous les moyens.

Kliman est l’ami d’un couple, et dans ce couple, de Jamie Logan, une jolie femme que Zuckerman rencontra à Harvard en y faisant une lecture. Jamie et son époux Billy Davidoff souhaitent échanger leur appartement newyorkais contre une maison à la campagne, proposition qui intéresse Zuckerman, puisqu’il doit séjourner dans la ville quelque temps.

Tout est donc en place assez vite pour que les divers motifs se développent, comme en une symphonie dont le premier mouvement pose les thèmes de façon claire et rigoureuse. C’est compter sans le désir, ou « le fantôme de [s]on désir », celui d’un homme vieillissant, pour cette jeune Jamie qui est au cœur de tout le dispositif. Les dialogues imaginaires entre « elle » et « lui », outre qu’ils nous éclairent sur le milieu des riches texans, ont pour but de convaincre Amy et de « prendre le job de quitter [son] mari et de venir vivre une existence posthume avec un homme âgé de soixante et onze ans ».

La maladie, l’âge, la perte de l’intégrité physique, voire de la mémoire,sont desthèmes récurrents dans l’œuvre de Roth. C’était déjà le cas avec une sécheresse, une froideur clinique dans Un homme. Ce court récit qui parlait de bien des hommes en usant de l’article indéfini avait quelque chose de douloureux, à rebours de la verve, de la démesure que l’on trouvait dans l’un des chefs-d’œuvre de Roth, Le Théâtre de Sabbath, dans lequel le cancer qui dévorait la compagne de Sabbath était l’envers ou le complément de l’amour qui les avait unis. Et puis si l’on songe à un Roth au plus près de nous, cette maladie qui éclaire l’existence, c’est dans Patrimoine, récit sur les dernières années de son père qu’on la lit. Amy va mourir comme Hermann Roth.

La maladie n’est pas seulement celle des individus. Depuis longtemps, Roth raconte l’histoire de son pays, met en parallèle le sort des individus et celle de la nation. C’était le cas dans La Tache, inscrite dans les années Clinton, ou dans la terrible uchronie Un complot contre l’Amérique qui imaginait un pays dirigé par Lindbergh, l’aviateur pro-nazi et non par Roosevelt. Ici, le pays est malade de la réélection de Bush, dont les mensonges, l’hypocrisie et la large incompétence démoralisent les protagonistes, tous new-yorkais, démocrates convaincus. Microcosme que Roth connaît bien. Zuckerman a longtemps milité, espéré en des lendemains qui auraient chanté, façon américaine. La foi en des valeurs, en la possibilité de changer le monde comme avait commencé de le faire un Roosevelt au moment du New Deal ou Kennedy, a disparu, avec l’âge, avec ce moment du retrait du héros narrateur dans le Connecticut. « J’ai fait mon temps d’homme de gauche outré et de citoyen indigné » dit Zuckerman à Jamie. Même le vote de certains Juifs pour Bush (ou « pour Israël ») le laisse indifférent : « J’avais mis mon pays au ban [...]. J’avais lancé un avertissement. Je n’étais plus sous la domination de ma vie et de mon époque. »

À tous égards, Zuckerman s’est en effet retiré. Il se tient à l’écart, ne rencontre presque personne sinon le jardinier qui entretient son jardin et un couple d’amis. Diminué par ses problèmes de vessie, il est entré dans une ère du « ne pas », qui donne lieu à une amusante liste au début du roman. Son voisin Larry Hollis qui a bâti son existence comme un plan de vol pour pilote de chasse ne supporte pas le retrait de Zuckerman et l’incite à agir, en commençant par soigner son handicap. Revenir à New York, rencontrer Billy et Jamie, parler avec Amy, c’est une façon de renoncer à une forme de sagesse et d’enterrement prématuré. La campagne était un refuge et une tombe. Ce « réveil » donne des pages souvent drôles. Ainsi, la digression sur le téléphone mobile pourrait entrer dans des anthologies sur notre incapacité à couper le lien et rappelle des propos de Finkielkraut dans son Cœur intelligent. Certaines pages traduisent la complexité parfois douloureuse dans laquelle ces rencontres jettent le narrateur. Jamie l’attire, et il ne sait que faire. D’où ces pages théâtrales pleines de verve, qui témoignent de ses envies, de la difficulté à vivre ce moment. Ce fantôme qui sort est peut-être celui du dernier amour, le plus profond, le plus délicat, semblable à celui qu’a vécu le compositeur Janacek quand il avait plus de soixante-dix ans et grâce auquel il a écrit ses plus belles mélodies.

Enfin s’il est un fantôme qui sort, c’est bien celui de la littérature. Certes, on publie des livres, beaucoup même, et on en vend. Mais il se trouve trop souvent un Kliman arriviste et brutal pour confondre l’œuvre et son auteur, pour chercher dans un manuscrit que son auteur n’avait pas achevé et peut-être pas voulu finir, l’objet du scandale. Lonoff, styliste qui pesait ses mots, évitait les effets inutiles, rejetait le pathos et le sentimentalisme si en vogue dans nos sociétés devient sous la plume de Kliman une proie d’autant plus facile à saisir qu’elle ne peut répondre. Roth, comme Kundera dans Une rencontre ou dans Les Testaments trahis, déplore cette quête du sensationnel et ce besoin de juger (ou de condamner) qui est à l’œuvre dans bien des projets biographiques. La lettre d’Amy est en ce sens un condensé de tout ce qu’on peut reprocher aujourd’hui à la critique et à un certain type de journalisme : on ne propose plus de réflexion, on réduit la part de l’imagination à presque rien, on pratique le « réductionnisme biographique ». À l’opposé, on lira Exit le fantôme comme un superbe hommage à Joseph Conrad, à sa Ligne d’ombre que Zuckerman relit, y trouvant sans doute quelques lumières sur ce qui oppose les générations, sur ce qui motive des jeunes gens, comme ceux qu’il rencontre à New York.

Exit le fantôme est un roman qui rend intelligent, tissé d’échos, de parallèles. La digression est tout un art et Roth le maîtrise comme peu de romanciers. Il mêle narration et réflexion, utilise le dialogue pour donner à chaque personnage sa liberté, éclaire les zones les plus complexes sans forcément apporter des réponses, qui sont du ressort du lecteur. Et quand le temps du récit a passé, qu’on referme le livre comme on quitte le fauteuil dans lequel on s’était installé pour discuter de choses et d’autres, le regret nous prend, l’envie de reprendre la discussion aussi.

Norbert Czarny