Une littérature trilingue. Entretien avec Christiane Chaulet Achour

Professeure émérite, grande spécialiste des littératures francophones et plus particulièrement de la littérature algérienne, Christiane Chaulet Achour est l’auteure de plusieurs ouvrages les concernant. Elle évoque, dans cet entretien, les auteurs algériens les plus importants et éclaire la position de la littérature algérienne contemporaine dans le monde.
Professeure émérite, grande spécialiste des littératures francophones et plus particulièrement de la littérature algérienne, Christiane Chaulet Achour est l’auteure de plusieurs ouvrages les concernant. Elle évoque, dans cet entretien, les auteurs algériens les plus importants et éclaire la position de la littérature algérienne contemporaine dans le monde.

Velimir Mladenović : Que pourriez-vous nous dire sur les débuts de ce que nous considérons aujourd’hui comme « la littérature algérienne » ? Où est sa place aujourd’hui dans le monde ?

Christiane Chaulet Achour : La littérature algérienne est, bien entendu, celle de l’Algérie depuis son indépendance en 1962. Les œuvres ont toutefois précédé l’émergence de la nation et ont accompagné son cheminement. Avant 1962, on distingue deux courants : celui des premières œuvres, essentiellement des romans intéressants sur le plan sociologique, puis le courant des années 1950 où se sont affirmés, entre autres, ceux que l’on considère aujourd’hui comme les auteurs classiques de cette littérature : Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Mohammed Dib et Kateb Yacine. Le premier a été assassiné en 1962, les trois autres ont poursuivi leur parcours de création. Dès l’indépendance, cette littérature s’est enrichie, d’une part, de l’apport – dans différents genres littéraires – d’œuvres écrites durant la guerre (1954-1962), dont celle de l’écrivaine Assia Djebar ; et, d’autre part, de l’arrivée de nouveaux talents. Ce fut d’abord une génération à la recherche d’innovations esthétiques – un des noms majeurs est celui de Rachid Boudjedra –, et elle a préparé la génération des années 1980, avec par exemple Rachid Mimouni ou Tahar Djaout. Celle-ci se caractérise aussi par une entrée remarquée des femmes dans l’écriture, confirmée avec le courant des années 1990 (Malika Mokeddem, Maïssa Bey, Hawa Djabali), et bien entendu d’écrivains comme Aziz Chouaki, Anouar Benmalek ou Boualem Sansal. Au début du xxie siècle, avec la nouvelle crise que traversait l’Algérie, de nombreux autres écrivains ont rejoint les rangs de cette littérature : Salim Bachi, Yasmina Khadra, et tant d’autres. Il est difficile de tous les citer. Un ouvrage récent qui étudie la période 1988-2003, Algérie, les écrivains dans la décennie noire, de Tristan Leperlier (CNRS Éditions, 2018), montre la richesse et la diversité de la littérature algérienne. Il faut souligner que son volet francophone est toujours aussi fertile. Mais le volet arabophone, moins médiatisé, a aussi de nombreux écrivains qu’il faudrait évoquer, comme Mohamed Sari, Waciny Laredj ou Ahlem Mostaghanemi. Enfin, ces vingt dernières années, le volet berbérophone a beaucoup enrichi la littérature algérienne. C’est désormais une littérature trilingue qui, malheureusement, n’est connue à l’étranger qu’aux moments de crise (et on se focalise alors autour de quelques noms). Elle n’est pas appréhendée comme l’ensemble littéraire d’un pays qui mériterait plus d’attention. En Algérie même, le Salon international du livre est un rendez-vous remarqué de tous les écrivains. 

VM : Pourquoi le roman Nedjma (1956) a-t-il été le texte le plus enseigné en Algérie ? Quelle est l’importance de ce roman dans la construction de l’histoire littéraire algérienne, selon vous ?

CCA : Sur l’enseignement de la littérature algérienne, en Algérie et en France, il y aurait beaucoup à dire. À vrai dire, cette littérature est peu enseignée. Pour autant, Nedjma a acquis, dès sa publication en pleine guerre d’Algérie, une notoriété qui ne s’est jamais démentie, et cela pour des raisons évidentes : le livre se dégageait du roman réaliste ; sa thématique fusionnait la recherche d’une femme avec la recherche de la patrie par quatre jeunes gens vivant dans l’insécurité quotidienne et les contradictions entre l’ancestralité et une modernité problématique ; son rythme poétique était une réussite esthétique. Ces éléments réunis en font le chef-d’œuvre de la littérature algérienne, et plus largement du Maghreb, durant cette seconde moitié du xxe siècle.

VM : Vous avez beaucoup écrit sur la position et l’image de la femme dans la littérature algérienne…

CCA : Dans toutes les littératures, la femme a une place privilégiée, pour le meilleur et pour le pire. La littérature algérienne ne déroge pas à cette règle, d’autant que les écrivaines ont été, pendant longtemps, peu nombreuses. Ont donc prédominé les regards masculins sur la femme, avec toute la gamme qui va de l’idéalisation à la caricature. Chaque œuvre est à interroger. Dans les années 1980, les écrivaines ont pris une place incontournable.Si l’on prend les œuvres récentes, on peut citer Selma Guettaf, Amira-Géhanne Khalfallah, Nina Koriz, Aïcha Kassoul… et une grande variété de créations qui portent, bien évidemment, d’autres regards sur la part féminine du pays.

VM : Dans votre livre Frantz Fanon, l’importun, vous avez abordé les textes de cet essayiste qui a participé à l’indépendance de l’Algérie. Pourriez-vous nous expliquer sa lutte, qui n’était pas une lutte nationaliste ?

CCA : Frantz Fanon était avant tout un psychiatre et un grand humaniste qui a pris conscience de la nécessité de lutter contre le colonialisme pour rendre aux pays colonisés leur dignité et leur initiative historique. Ayant été nommé à l’hôpital psychiatrique de Blida (près d’Alger) en novembre 1953, après avoir fait ses études à Lyon, il a découvert la complexité d’une colonie de peuplement ; il est arrivé l’année même où la lutte pour l’indépendance entrait dans sa phase décisive. Il a alors fait sien le combat des Algériens et a voulu être l’un d’entre eux pour aller jusqu’au bout de sa logique. Il avait déjà publié un premier essai. Il en écrit deux dans la mouvance de cette lutte algérienne, et le second, Les Damnés de la terre, qui a eu un rayonnement international, s’adressait à l’ensemble des peuples dominés. Il s’est battu pour une lutte nationale. On ne peut donner au terme « nationaliste » le sens négatif qu’il a aujourd’hui. 

VM : Cette lutte pour l’indépendance, la guerre, ont été les thèmes prédominants de la littérature algérienne. Quels sont les sujets qui attirent l’attention des auteurs contemporains ?

CCA : Ce furent des thèmes dominants jusque dans les années 1980, ce qui était normal pour une guerre meurtrière qui avait touché chaque habitant du pays. Au moment où la littérature algérienne trouvait des voies plus contemporaines, la crise des années 1990 a replongé l’Algérie dans la guerre et la violence et a réveillé la mémoire de la guerre précédente. Toutefois, on peut dire, depuis la fin des années 1990 et le début de ce siècle, que les sujets sont très diversifiés, ainsi que les genres littéraires. Tout est abordé : les questions de famille, de couple, la situation de la femme, les entraves politiques, la montée des courants intégristes, la corruption et les lendemains qui déchantent… Les écrivains retrouvent aussi un rapport fort à l’histoire, et pas seulement à l’histoire récente. Ils remontent dans la mémoire du pays et « voyagent » en dehors de lui : qu’on lise Anouar Benmalek, Waciny Laredj ou Nourredine Saadi, il y a une diversité de sujets et d’espaces romanesques qu’on ne peut enfermer dans quelques formules.

VM : Quels auteurs algériens contemporains appréciez-vous ? Et pourquoi ?

CCA : Il est difficile et délicat de répondre à cette question. Ce sont plus souvent des œuvres qui me retiennent que l’ensemble de la production d’un écrivain ou d’une écrivaine. Je peux citer, de façon non exhaustive : différents poèmes durant la guerre d’indépendance, le Journal de Mouloud Feraoun, La Grotte éclatée de Yamina Mechakra, Temps forts d’Anna Greki, Baya d’Aziz Chouaki, Boulevard de l’abîme de Nourredine Saadi, Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud, Nulle autre voix de Maïssa Bey, Les Amants désunis d’Anouar Benmalek… tous à lire, en plus des noms que j’ai cités auparavant. Mais vous savez, la littérature algérienne francophone, celle que j’analyse avec le plus de compétence, est riche, depuis 1920, de plus de deux mille titres… C’est vous dire s’il m’est impossible de répondre vraiment !

[Christiane Chaulet Achour, née en 1946 à Alger, a travaillé à l’université d’Alger de 1967 à 1993. Elle a été professeure de littérature comparée à l’université de Cergy-Pontoise de 1997 à 2015. Spécialiste des écritures littéraires en colonie et en postcolonie, elle a publié de nombreuses études sur la littérature algérienne. On peut mentionner : Anthologie de la littérature algérienne de langue française. Histoire littéraire et anthologie (1834-1987), Bordas / ENAP, 1990 ; Frantz Fanon, l’importun, Chèvre-feuille étoilée, 2004 ; Albert Camus et l’Algérie. Tensions et fraternités, Barzakh, coll. « Parlons-en ! », 2004 ; Écritures algériennes. La règle du genre, L’Harmattan, 2012 ; Les Francophonies littéraires, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Libre cours », 2015.]

Velimir Mladenović

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