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Une terre promise ?

Article publié dans le n°1015 (16 mai 2010) de Quinzaines

Eretz est le mot hébreu qui désigne LA terre. La terre promise, la terre rêvée. C’est aussi la désignation d’Israël par métonymie. Aller en Eretz, c’est se rendre dans ce pays complexe, multiple, trop souvent au cœur de l’actualité. C’est là qu’après 68, avait vécu Alain, frère du narrateur. Il en était revenu dans le milieu des années soixante-dix, sans illusion, déçu même.
Eretz est le mot hébreu qui désigne LA terre. La terre promise, la terre rêvée. C’est aussi la désignation d’Israël par métonymie. Aller en Eretz, c’est se rendre dans ce pays complexe, multiple, trop souvent au cœur de l’actualité. C’est là qu’après 68, avait vécu Alain, frère du narrateur. Il en était revenu dans le milieu des années soixante-dix, sans illusion, déçu même.

Henri Raczymov part en Israël au printemps, au moment de la Pâque juive, et des célébrations qui scandent la saison : trois jours se font écho, racontant à leur façon l’histoire juive et celle du pays hébreu renaissant : le jour de la Shoah, le jour du Souvenir des soldats morts pour la patrie et enfin celui de l’Indépendance. La mémoire nationale est alors à vif.

Pour le narrateur d’Eretz, il en va un peu autrement, par nature d’abord. Raczymov n’est pas un enthousiaste, c’est un euphémisme. Ce lecteur de Flaubert (et de Proust) ne s’engage guère, au contraire des siens. Son père est longtemps resté communiste, son frère Alain a fui « l’Europe aux anciens parapets » pour construire le socialisme dans un kibboutz, avant de devenir trotskyste et de refuser le concept d’un État juif. Lui a quelque chose du juif français, distant, critique. Pour reprendre un de ses verbes, il se « désincarne ». Ce voyage en Israël est donc celui d’un écrivain qui observe, écoute, répond aux questions inquiètes qu’on lui pose sur la France métissée, mais qui ne deviendra jamais un « hébreu ». Quelqu’un qui n’aime guère les textes politiques des écrivains, qui ne croit pas qu’on change le monde avec des mots.

On peut lire ce récit comme le pendant de deux autres livres. D’abord les Dix jours « polonais », dans lequel racontant un voyage en Pologne, Raczymov montrait tout ce qui l’éloignait de ce pays, malgré (ou à cause ?) les efforts faits par les Polonais pour rappeler leur mémoire juive, pour rendre vie à cette communauté disparue. Les pages que le narrateur consacrait à son séjour à Cracovie, à ce « revival » yiddish, avec carpe farcie et musique kletzmer n’auraient pas déplu à tel écrivain de Croisset : la bêtise le disputait au kitsch. Sans atteindre ce sommet, on sent bien combien Raczymov reste méfiant à l’égard de la « marche des vivants » que les jeunes Israéliens accomplissent à Auschwitz – « opération mémorielle à la mode » – résume-t-il. Mais on peut pousser le parallèle plus loin et constater qu’en fait Raczymov n’est pas voyageur au sens où bien peu de choses l’étonnent lorsqu’il voyage. Ce qui fait aussi l’intérêt de ce voyage-ci, car on devient vite Bécassine à Jérusalem. Syndrome en plus !

La présence d’Anne Amzallag, sa compagne, celle qui l’a sauvé d’une dépression et de la vieillesse auxquelles il semble promis depuis longtemps n’est pas pour rien dans cette distance. Pour résumer Anne, dont les interventions, sous forme de notes en bas de page font contrepoint aux propos de l’auteur : « ce n’est pas qu’elle voit les choses en noir : elle voit aussitôt le noir réel des choses ». Tous deux s’accordent donc pour voyager dans ce pays sans trop s’en laisser conter.

À Tel-Aviv, où ils résident, ils sont sensibles à la dimension américaine de la ville. Pas tant une question d’architecture qu’un mode de vie, avec corps bodybuildés, jogging sur le bord de mer, et bicyclettes sur les trottoirs. Raczymov est ronchon mais au fond sensible au charme de cette ville remplie de chats errants et il en dresse un beau portrait au milieu du livre. Sa première excursion hors de la cité méditerranéenne est pour Gilo, ville située en périphérie de Jérusalem, habitée par de pacifiques habitants croyants et pratiquants, ces orthodoxes qui ne se conçoivent pas comme des colons. L’auteur et sa compagne, invités chez des membres de la famille d’Anne, se gardent bien de polémiquer mais on se tient loin. Face à Ilan Ohayon, il ne se sent pas enraciné : « Je ne suis pas ce Juif-là. Je ne les lui envie pas, cette réconciliation, cet accord avec son essence. » On parlera peu du mur de séparation et plus tard, appelant un chat un chat, on appellera un colon un colon. Finalement, l’endroit qui semble le plus lui plaire, c’est Mitspe Ramon, ville perdue au milieu du désert du Negev. On ne saisit pas quelle est la vocation de cette ville. Elle est là parce qu’elle est là. Dieu l’a voulu sans doute. » C’est une ville qui rappelle celle où se déroulait « la visite de la fanfare », film modeste et plein d’humanité, histoire universelle.

Reste l’essentiel, ce pour quoi Raczymov fait ce voyage, et qui fait écho à un autre livre : Le plus tard possible, livre des deuils et des souvenirs qui y sont liés. Ici, il veut retrouver la présence d’Ilan, ce frère désormais mort. Une crise cardiaque l’a tué, en 1997, en Corrèze où il vivait avec sa femme et ses enfants, revenu en France pour y vivre en militant ouvrier, après avoir connu le kibboutz. C’est là, entre autres lieux, que le romancier cherche sa présence. Il retrouve Élisa, une vieille dame désormais, qui avait accueilli Ilan/Alain et l’avait initié aux règles de vie de l’endroit. C’était en un temps héroïque, tout y ressemblait aux images d’un film de propagande soviétique, des meubles austères dans les maisons aux tracteurs remplis d’ouvriers se rendant aux champs. Ilan y avait cru et les pages que Raczymov consacre à cette utopie permettent de mesurer l’écart entre le pays d’alors et celui qu’il visite en ce XXIe siècle. Désormais, la nouvelle frontière est plus à l’est, en « Judée Samarie » et on ne croit plus en la coexistence de deux peuples. Mais déjà, Ilan prend ses distances. Soldat, il est un jour obligé de fouiller des villageois près de Hébron. Il renâcle, se fait rappeler à l’ordre. Quitte l’armée pour ne plus avoir à obéir. Bientôt il rentrera en France. Raczymov ne juge pas, ne prend pas parti. Ce n’est pas son genre, et ce n’est pas non plus le genre de son récit, « flottant ».

La dernière référence d’Eretz, dans les dernières pages, ce sont les Carnets de voyage en Chine, écrit posthume de Roland Barthes. Barthes évoque son ennui, raconte que voyageant, il reste à l’écart du groupe enthousiaste (parmi les voyageurs, il y a Sollers et Julia Kristeva), relit Bouvard et Pécuchet, note l’insignifiance et la fadeur des choses, des lieux. La Chine maoïste est alors adulée par ses compagnons de voyage, sinon de route. Raczymov évoque également l’ennui qui les prend, Anne et lui, à Tel-Aviv. Elle ne sait pas exactement ce qu’elle fait là, lui, visiblement cherche. D’où ce récit qui refuse les élans, les indignations comme les exclamations : « Qu’ajouteraient au tableau des indignations de ma part, des hauts cris, des condamnations sans nuances des uns ou des autres ? Rien, je le crains. Mon livre est aussi, en sa forme hésitante, “flottante”, la résultante de ces contradictions, de ce pessimisme total qui sont les miens. »

Ce flottement fait le charme de ces pages qui ne nous apprennent rien sur « Eretz », sinon que cette terre n’est pas promise à Raczymov. La sienne est pour toujours immatérielle et tient dans les pages qu’il aime à remplir. ❘

Norbert Czarny

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