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Une valse joyeuse et mélancolique

Article publié dans le n°1035 (01 avril 2011) de Quinzaines

On ne comprendrait rien à l’Europe centrale, à son passé surtout, si l’on ignorait la place que la danse y occupe. Comme la musique folklorique, elle est une des incarnations de la culture populaire entre Vienne et l’Ukraine, et surtout dans la Bohême-Moravie qui est au cœur de cet espace. Et comme tout jeune habitant de ces contrées, Bohumil Hrabal a pris des cours de danse.
Bohumil Hrabal
Cours de danse pour adultes et élèves avancés (Tanecni hodiny pro starsi a pokrocilé)
On ne comprendrait rien à l’Europe centrale, à son passé surtout, si l’on ignorait la place que la danse y occupe. Comme la musique folklorique, elle est une des incarnations de la culture populaire entre Vienne et l’Ukraine, et surtout dans la Bohême-Moravie qui est au cœur de cet espace. Et comme tout jeune habitant de ces contrées, Bohumil Hrabal a pris des cours de danse.

Le personnage principal de ce récit réédité dans une traduction nouvelle n’est cependant pas l’auteur. En 1964, celui-ci n’était pas un vieux monsieur mais l’incarnation d’une tradition pragoise que Kundera, ici préfacier, rappelle. Celle de Hašek, l’auteur trop mal connu du Brave Soldat Chveik (surtout mal compris par Brecht !), et celle de la poésie moderne, très marquée par « l’étoile surréaliste ». N’oublions pas en effet qu’avec Paris, la capitale de la Bohême a été l’autre foyer de ce mouvement, et Viteslav Nezval l’une de ses figures les plus remarquables. De ces deux traditions, Hrabal a gardé le meilleur, ou l’essence : l’humour, le goût de la déambulation, celui de la digression (souvent urbaine mais pas seulement) et un attachement à la plèbe qu’évoque également le préfacier. Le concret l’emporte sur tout. Non pas le terre-à-terre ou quelque bon sens trop facile, mais le goût de ce qui nous attache à la vie, qui la rend joyeuse, ou heureusement mélancolique. Qui a lu ces merveilles que sont La Chevelure sacrifiée ou La Petite Ville où le temps s’arrêta saura de quoi il retourne.

Mais ces qualités, on les trouve déjà dans ce texte antérieur à ceux évoqués. Dans une précédente édition, Cours de danse pour adultes et élèves avancés avait paru à la suite du récit qui a donné sa célébrité à Hrabal, Trains étroitement surveillés. Le film que Menzel en a tiré a fortement contribué à cette réputation. Les cinéastes du printemps tchèques, Forman, Passer ou Chytilova sont aussi redevables de l’art de Hrabal. Certaines séquences d’Éclairages intimes, de Passer pourraient avoir été écrites par le natif de Brno. Ajoutons avec Kundera, ce n’est pas un détail indifférent, que Hrabal est un contemporain de García Márquez et de Carpentier. Mais sur la carte mondiale de la prose, il est loin d’eux, et il les précède un peu en temps.

Ce récit tient en une phrase, une longue phrase de près de cent pages, ponctuée de façon légère, vive, par des virgules, comme autant de tours que le valseur ferait. On entend la voix d’un vieux monsieur s’adressant à une demoiselle, se rappelant sa jeunesse et un beau jour ensoleillé, dans la campagne. Il n’est pas insensible à leur charme, il n’en cache rien et il n’a pas été le seul puisqu’un homme se serait tué par amour pour l’une d’elles. Alors commence le dialogue entre cet homme encore jeune à l’époque, et le jeu des associations, des interprétations de rêves, interprétations plus ou moins fantaisistes, comme tout ce qu’on lit.

On se laisse prendre, comme les jeunes filles, au récit de ce narrateur intarissable, qui passe du coq-à-l’âne, mêle le sérieux au léger, le trivial au plus élevé, confond les époques et les lieux. Il a été soldat, cordonnier, malteur, quoi d’autre encore ? Il aime chausser les dames, à l’évidence, et pas seulement. On voit le galant homme. Et puis on a affaire à un conteur, un enchanteur, et un brocanteur de mots. On s’y perd un peu, mais on se laisse prendre. On saura tout de la Sénateur de Nusle ou de la Porter de Pardubice, du Dragon de Brno ou de la Cristal de Budejovice : des bières bien sûr puisqu’on ne saurait parler sans se rafraîchir le gosier et que Hrabal comme ses personnages ont souvent soif. Un monde disparu défile, celui de l’Empire qui s’est effondré avec les Habsbourg, un empire cosmopolite soudain réduit à Vienne et à sa province, à jamais. Dans le récit que nous lisons, les derniers fastes en semblent dérisoires, les soldats ont l’air de militaires d’opérette, on tire des coups de fusil pour des motifs futiles, histoire de femmes, coucheries diverses et défis stupides. Mais derrière cette désinvolture des uns et des autres, on sent pointer la mélancolie. Comme le fleuve dont il est question au début et à la toute fin du récit, le temps passe et le vieil homme dont on entendait la voix tout au long de ces pages se tait pour finir. Un spectacle superbe s’offre à lui, dont nous ne dirons rien. C’est un instant magique que les lecteurs découvriront par eux-mêmes.

Norbert Czarny

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