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Dans le désert

Article publié dans le n°1019 (16 juil. 2010) de Quinzaines

    Dix ans avant de publier Noir (1), Robert Coover écrivait Ville fantôme, un autre roman inscrit entre parodie et réflexion profonde, un récit étrange, irréel et drôle, sous forme de mirage.
Robert Coover
Ville fantôme (Ghost Town)
    Dix ans avant de publier Noir (1), Robert Coover écrivait Ville fantôme, un autre roman inscrit entre parodie et réflexion profonde, un récit étrange, irréel et drôle, sous forme de mirage.

Les hommes s’égarent, et peut-être est-ce dans leur nature que d’entreprendre des voyages invraisemblables, de se perdre dans le vide de l’inconnu, de répéter, jusqu’à plus soif, les mêmes mots et les mêmes gestes, encore et encore, visitant sans fin un désert continu, à la fois terrifiant et fascinant. Dans le désert, il faut avancer, car demeurer immobile c’est mourir, et l’on avance, même si cela semble bien souvent inutile.

Minuscule au milieu de l’immensité desséchée, le héros innommé du roman de Robert Coover erre sans fin, n’avançant pas, ou si peu, se perd on ne sait vraiment jusqu’où, peut-être immobile toujours, dans l’immense vide brûlant d’un désert archétypique. Il s’abîme dans un lieu sans fin, indéchiffrable et effrayant, se perd, ivre devant l’infini. Au- devant de lui, derrière, à perte de vue, ne demeure qu’un vide exsudant de chaleur, « Rien que des rochers et du sable, aussi loin que portait son regard, une énorme chose morte qui s’étendait tout autour de lui sous l’immensité étrangère du ciel parsemé d’étoiles, cet au-delà inanimé au-delà de l’au-delà inanimé ». C’est là, dans cette sorte de paysage lunaire, presque entièrement mort, où seules les étoiles semblent vivantes, qu’il avance vers un improbable destin.

Le roman construit et déconstruit l’errance sans but d’un homme dont « le but est davantage le souvenir d’un but », un voyage suspendu au bord de l’anéantissement, dans le rien immense qui le précède et le suit. L’homme sans nom aperçoit, au début du récit, une ville qui pointe à l’horizon, comme défaite dans la vapeur brûlante qui en efface les contours. Il s’y réfugiera, épuisé, son cheval à demi mort, pour une manière de halte salvatrice. Là, rien n’est ce qu’il semble, la ville apparaît tantôt déserte, abandonnée et décrépite, tantôt gorgée d’être chamarrés, certains patibulaires et sournois, d’autres hauts en couleurs et vaguement dégénérés. Dans le bruissement d’une vie folle et déréglée, où la justice n’est qu’un simulacre et la vie une sorte d’orgie perpétuelle et délirante, il rencontrera d’étranges personnages – un pianiste chauve, un banquier pendu à un gibet, un pasteur monstrueux, etc. – et les deux femmes qui peupleront ses rêves et ses espérances – la reine des bandits, l’institutrice –, et l’entraîneront au bord de la folie et jusqu’à l’abandon.
Rien de ce qui se passe ne se passe vraiment. Dans ce roman étrange, variable en quelque sorte, tout tient à la disposition qu’empruntent les errements de cet homme qui pourrait être n’importe qui (sans âge, sans trait, simplement épuisé), tout est affaire de rêve, de délire, d’illusion, de reprise, d’entremêlement du vrai et du faux, de dérèglement. Entre deux lieux improbables – la ville fantôme et le désert – qui inscrivent l’homme dans le « territoire », rien n’est possible et pourtant tout advient (à moins que ce ne soit le contraire ?), la ville est et n’est pas, à la fois illusion et réalité absolue. Le personnage y est sans y être, passant d’une vie où il est shérif sans rien commander à des épisodes extérieurs où il est successivement attaqué par un indien chamane, chef d’un gang pilleur de train, fiancé involontaire d’une prostituée aux cheveux oranges, chasseur de prime, recouvreur de troupeaux…

L’intérêt de ce livre n’est donc pas, on le comprend vite, de raconter une histoire, de donner une chronologie à l’errance de cet homme épuisé qui chevauche un bestiau qui meurt à plusieurs reprises… Ici, tout est affaire de disposition, de jeu, de décalage, de répétition, de la construction d’un récit à la fois profondément ironique et parodique (on y trouve tous les ingrédients du western classique) et qui déconstruit une mythologie, s’interroge sur la nature profonde du réel. Les histoires de Coover sont comme des disques rayés, il y reprend, y réorganise une matière compacte qu’il étale, en dépliant les rebours, aplanissant les coins d’une divagation, entre réel et folie. Comme dans une part de ses livres (2), il développe une trame en la répétant, la déjouant, la décalant, pour entreprendre le monde sur le mode de la sérialité, écrivant des suites de scènes qui, décrites dans une langue d’une merveilleuse inventivité et d’une économie remarquable, saisissent à la fois ce qui se passe et ce qui ne se passe pas, entremêlant l’un à l’autre, jusqu’à nous faire douter de tout et de penser que, peut-être, rien ne se passe et que tout n’est qu’hallucinations et illusions.

Coover défait le mythe américain, il dérange l’ordre d’une représentation mentale qui ressortit du rêve, de l’épopée de l’individu solitaire que glorifie la représentation habituelle du Grand Ouest. Il transforme le songe en cauchemar, faisant du désert et de la ville fantôme, c’est-à-dire celle qui apparaît à l’un pour n’être rien pour l’autre, un creuset pour héros dégénérés, décomposant toutes les strates d’une geste collective pour en faire saillir les fêlures et les contradictions, les enfermant dans un éternel jeu ironique et dangereux. Le livre de Coover est une lente agonie du texte, sa disparition en quelque sorte, comme si la disposition, du monde, du texte, constituait le seul devenir possible, créant ainsi un hypertexte qui contaminerait tous les discours, tout le roman, devenu insaisissable, comme cette ville fantôme qui se dilue toujours dans le paysage pour réapparaître sans fin plus loin, plus loin, plus loin…

1. Roman paru en 2008 aux mêmes éditions (cf. QL n° 971).
2. On pensera à ses magnifiques récits : Rose (L’Aubépine) et La Bonne et son maître.

Hugo Pradelle

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