De l'Irlande à New York

Article publié dans le n°1091 (16 sept. 2013) de Quinzaines

Avec ce roman circulaire et foisonnant, Colum McCann reprend le parcours de sa propre migration et lui donne une valeur métaphorique.
Colum Mccann
Transatlantic
Avec ce roman circulaire et foisonnant, Colum McCann reprend le parcours de sa propre migration et lui donne une valeur métaphorique.

Tous les romans de Colum McCann ordonnent de fascinantes relations, d’étranges contacts entre les lieux et les époques, pour en faire surgir la nécessité de croire en quelque chose, d’assouvir une soif inextinguible de liberté. Ils fouillent le chaos et le hasard des vies, de leurs successions infinies, pour en clarifier l’épaisseur, transformant le temps en une surface apurée, comme une carte géographique. Les espaces, les lieux contiennent une part des souffrances et des espoirs des êtres qui les ont habités. Ici l’Amérique, où « il n’y a que des ombres », et l’Irlande, « vastes étendues d’un vert inconcevable », pays « un peu sauvage pour l’homme, quand même ». La conscience de ce que nous sommes, de ce que nous pouvons parvenir à faire, hante les pages de McCann comme l’entre-deux de ces territoires, les structure en profondeur, comme une voix très basse dont le lamento crépusculaire ne cesse jamais.

Il n’est guère étonnant que Transatlantic s’apparente à une succession de traversées, une manière d’étrange passage entre des lieux hantés par l’ailleurs dont ils procèdent, de déplacements infinis qui appellent à autant de retours. Nous sommes de quelque part, travaillés de sourdes nécessités qui empêchent de vivre pleinement et dont nous devons nous débrouiller sans fin. Le roman dit un manque, une fuite un peu folle, des espoirs élémentaires qui semblent démesurés par rapport à ceux qui les caressent, un sempiternel déplacement de l’identité et de ce qui la soutient. Le sujet du roman, par-delà la sophistication époustouflante de sa construction, n’est finalement que la volonté de vivre l’ailleurs qui nous tourmente.

Transatlantic est un roman du grand passage. Il s’y joue quelque chose de la nature des origines et de ce que nous pouvons en faire. « Nos vies sont souvent propulsées dans de curieuses orbites, de longues migrations », confie la dernière locutrice du roman, Hannah, en 2011, alors que l’Irlande s’enfonce dans la crise et qu’elle ne sait que faire d’« une vie envasée ». Le roman récapitule la lignée de femmes qui l’ont précédée, entre départs aventureux et retours sentimentaux. Sa mère, Lottie, photographe féministe et provocante, sa grand-mère, Emily, journaliste émancipée et blessée, deux femmes « cousues aux deux extrêmes d’une même orbite ». Et tout au bout, comme au-dessus d’elles, mystérieuse, Lily, la « matriarche », ancienne domestique, qui avait fui ce pays qui « aimait souffrir » pour vivre une autre vie, douloureuse et risquée, au cœur d’un improbable et lointain Missouri.

À ces vies minuscules, fourmillant au cœur de la multitude, s’adjoignent des destins exemplaires, presque mythiques, qui prennent en charge quelque chose du vacillement du monde et de son injustice. Successivement, à la manière de contrepoints magistraux : les aviateurs Alcock et Brown qui pour la première fois, en 1919, réussirent à « relier les deux mondes » en rejoignant Terre-Neuve et l’Irlande ; Frederick Douglass qui, plus d’un demi-siècle plus tôt, encore jeune homme, avait visité ce pays pour promouvoir l’abolitionnisme et rappeler qu’on « ne peut regarder un homme sans voir l’humanité entière » tout en y découvrant une pauvreté abominable qui faisait que « les pauvres étaient si maigres, si blancs, qu’ils semblaient débarqués de la lune » ; George Mitchell, homme politique des administrations Clinton et Obama, qui chapeautait les négociations de 1998 en Irlande du Nord et qui, figure d’une intégrité sublimée, voulait mener le processus à son terme, « l’attraper au vol et le faire atterrir, comme ces lourdes machines du début du siècle, grosses caisses d’air, de bois et de filins, qui avaient réussi à vaincre l’océan ».

McCann organise son roman de manière circulaire, faisant alterner des lieux, des réalités, des ordres, des voix qui se complètent. La migration, le voyage, le déplacement ordonnent la mémoire de leurs vies, de leurs passages et s’apparente au « grand puzzle des choses ». Il parvient, par le biais d’un système subtil d’échos et de reprises, avec une justesse et une retenue qui ne se démentent pas, à conférer une forme au chaos de l’existence, à la pérennité de la douleur de vivre. Il incorpore ainsi à la pure fiction des personnages historiques qu’il libère en quelque sorte du réel en leur accordant une valeur presque mythique. Comme dans ses romans précédents, il conjugue l’écriture des vies et la nécessité de la fable, proclame la nécessité de la bienveillance devant la violence du monde.

Par l’exploration virtuose des liens qui structurent ses récits, leur élaboration par strates, selon des va-et-vient temporels remarquablement tenus, par les traces qui s’y retrouvent tout du long, il attribue au passé la valeur du futur, justifiant ainsi une obsession pour les formes éclatées et les concordances infinies : « Les instants les plus fugaces durent, persistent, réapparaissent. » Il affirme, avec force, dans le sillage du seul personnage qui parle pour lui-même, directement, la continuité des vies, ce que leurs répétitions et leurs décalages font surgir, puisque, assurément, « nos vies résonnent après nous ». Le mouvement du roman, la forme circulaire qu’il adopte, suggèrent que, « suivant un curieux ruban de Möbius, nous retournons à ceux qui nous ont précédés, avant, finalement, de nous reconnaître nous-mêmes ».

Reprenant son parcours propre, de l’Irlande à New York, lui assignant une valeur métaphorique, McCann s’obstine à redonner une certaine valeur à la vie et à ce qu’il est possible d’en entrapercevoir à travers le langage. Il y a chez lui une obstination à croire en un monde meilleur, illuminé en quelque sorte. Au moyen d’une langue rapide, cristalline, d’un certain impressionnisme, d’un art de la pause et du silence qui rappelle la musique de Debussy, d’une reprise des mêmes épars tourbillonnant dans le courant du temps, éclats de langue toujours repris, il ne dit finalement que la même chose, le même trouble de vivre, le même fol espoir de trouver la liberté. « SAOIRSE ! », dit-on en gaélique. 

Hugo Pradelle

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