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Être écrivain

Article publié dans le n°1034 (16 mars 2011) de Quinzaines

Un rassemblement d’articles et d’interventions disparates qui tracent un chemin dans la touffeur de l’œuvre de l’un des écrivains les plus importants de l’Amérique latine. En quelque sorte une leçon de courage et de lucidité.
Roberto Bolano
Entre parenthèses. Essais, articles et discours 1998-2003. (Entre paréntesis)
Un rassemblement d’articles et d’interventions disparates qui tracent un chemin dans la touffeur de l’œuvre de l’un des écrivains les plus importants de l’Amérique latine. En quelque sorte une leçon de courage et de lucidité.

« Pour le véritable écrivain, l’unique patrie est sa bibliothèque, une bibliothèque qui peut être sur des étagères ou dans sa mémoire », cela revient à être seul aussi, comme égaré au bord du grand inconnu, se remémorant sans fin les lectures fondatrices pour inventer des moyens de toucher à la source de « la matière verbale », découvrir qui l’on est, simplement, et parfois en rire ou en pleurer. La littérature, comme la vie, sont « un champ d’ossements que nous devons tous traverser » semble marteler sans fin Bolaño.

Ignacio Echevarría (1) a rassemblé et ordonné la matière disparate des interventions de l’écrivain – discours, conférences, chroniques journalistiques, commentaires, réflexions et souvenirs – en plusieurs sections thématiques ou génériques (2) qui donnent à voir la diversité de ses goûts et de ses positions. Pourtant, ce qui ne pourrait être qu’un terne catalogue ou une publication de circonstance acquiert la force presque insoupçonnable du dévoilement, nous permettant de penser plus fortement les enjeux de l’œuvre tout en interrogeant la situation de la « nouvelle littérature latino-américaine », et plus fondamentalement, la nature de l’écriture et de la lecture. Bolaño confie à la fin de son autoportrait inaugural : « Je suis beaucoup plus heureux en lisant qu’en écrivant. » C’est du gouffre de la poésie et de la langue que naît l’œuvre, dans une sorte d’ultime douleur semble-t-il nous dire.

Que mettons-nous entre parenthèses, à quels moments ou quels termes sursoyons-nous, qu’ajoutons-nous toujours à la fin ou au milieu même du discours ? Voici la question qui hante cette anthologie que nous qualifierons de fantomatique, étrangement vivante, organisant des sortes de rebours dans l’œuvre même, quelque part entre l’anecdote et la pensée profonde. Ici, ce sont les territoires d’une vie qui s’exhibent ou se livrent avec un panache et un humour revigorants, le regard dessillé d’un écrivain enfin reconnu, le partage de son intérieur le plus secret. Les bribes que rassemble cet ouvrage sont comme des traces au milieu du désert de Sonora, les échos tristes et joyeux d’une œuvre polymorphe. Bolaño, chantre d’une production trans-générique, aborde à d’autres rivages (pour reprendre la formule de Nabokov), ceux de l’avant et du présent, traçant des lignes pour envisager le devenir d’une littérature inquiète.

Tous les thèmes qui irriguent les nouvelles et les deux énormes romans de Bolaño (3) suintent de ce recueil artificiel, faisant y retrouver les traces de ce qui semblent les morceaux de sa vie, celle d’un exilé perpétuel qui trouve le repos à Blanes, sur la côte catalane, et qui s’abîme toujours plus profondément dans les abysses poétiques, ses lectures et ses rêves, ses souvenirs, cherchant une sorte d’équilibre, s’accrochant à ses amitiés profondes et sûres (pour Fresán et Porta), et à l’envoûtement de l’écriture. Si la majeure partie du recueil reprend les chroniques de Bolaño pour un journal chilien, elle dresse surtout une sorte de panorama de ses admirations littéraires, cartographiant une certaine forme de lecture honnête, ne mâchant pas ses mots (ce qu’il dit d’Isabel Allende, Coelho, Neruda ou Paz par exemple) et faisant de Nicanor Parra le maître absolu d’une poésie elle-même absolue. S’exerçant à partir de ce qu’il nomme des « discours insupportables » (4), s’en nourrissant, il développe une position très forte, parfois agressive, sur la littérature, rapprochant ceux qu’il admire le plus – Aira, Pauls, Gimferrer, Ocampo, Piglia, Fresán, Lemebel, Arlt, Quevedo, Cortázar, Bellatin, Vila-Matas ou Borges pour ne citer qu’eux. Il revient sur les lieux qui le hantent, sur les livres monstrueux qui pourraient le dévorer, sur les chemins d’un exil inopérant, réagençant sans fin une matière qui semble tout à coup inépuisable.

Pourtant, au-delà d’un panorama personnel, d’une sorte d’Olympe amical et chaleureux dans lequel se retrouvent ceux qui ont quelque chose à partager, Bolaño interroge la nature même de la littérature, sa dimension éthique et son profond désarroi. Il profère ainsi qu’être écrivain, c’est « savoir mettre la tête dans l’obscur, savoir sauter dans le vide, savoir que la littérature, fondamentalement, est un métier dangereux. Courir au bord du précipice : d’un côté l’abîme sans fond et, de l’autre, les visages que l’on aime » et qu’« il n’existe personne au monde qui affronte les désastres avec une plus grande dignité et lucidité qu’eux », puisqu’« ils travaillent dans le vide de la parole, comme des astronautes perdus sur des planètes sans retour possible, dans un désert où il n’y a ni lecteurs ni éditeurs, rien que des constructions verbales ou des chansons idiotes chantées non par des hommes, mais par des fantômes ». Quoi de plus terrifiant, de plus angoissant, que ce défi immense ? Nous sentons là, comme en un détour subreptice ou dans le creux de l’œuvre, ces pistes de glace qui nous entraînent aux abords de la beauté et de la souffrance, des images et du sursaut d’une langue confrontée à l’innommable, au mal absolu, et nous font écarter les pans défaits du langage pour hurler face aux ultimes dangers.

  1. Critique littéraire espagnol (El País), préfacier déjà de Bolaño : Le Secret du mal.
  2. Seul l’entretien qui clôt le volume ne présente que peu d’intérêt, si ce n’est de constater l’humour et la mauvaise volonté de l’écrivain. Par ailleurs, les notices et l’index sont très utiles.
  3. Tous publiés par Christian Bourgois (excepté Amuleto et Monsieur Pain). Nous signalons la parution conjointe en poche d’Anvers.
  4. Pour plus de détails, lire l’introduction ou les textes de la fin du Gaucho insupportable.
Hugo Pradelle

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