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Fictions minuscules

Article publié dans le n°1054 (01 févr. 2012) de Quinzaines

Un roman qui, plongeant une fois de plus dans la Barcelone de l’après-guerre civile, rassemble des enjeux intimes et mémoriels tout en affirmant très haut une certaine conception de la fiction et de ses débordements salutaires.
Juan Marsé
Calligraphie des rêves. (Caligrafia de los suenos)
Un roman qui, plongeant une fois de plus dans la Barcelone de l’après-guerre civile, rassemble des enjeux intimes et mémoriels tout en affirmant très haut une certaine conception de la fiction et de ses débordements salutaires.

La grande aventure de la vie demeure minuscule, immédiate, conformée par les petits riens infimes qui se déroulent au-dehors de soi, ce qui « a été dépouillé de sens et de beauté et d’avenir », cette sorte de ballet agité « d’êtres accablés aux pauvres élans sans importance, ne méritant aucune attention ». Elle est à la fois régressive et projective, rejouant les épars inconnus de ce qui précède tout en assemblant les éléments troubles d’un avenir précaire. La Calligraphie des rêves s’apparente à une manière de rétablissement, d’invocation parcellaire qui fait se réunir l’essentiel et l’accessoire, le vrai et le faux, le réel et le rêve, la beauté et la laideur…

La vie de Ringo, le jeune héros du roman qui emprunte nombre de traits à celle de Marsé (jusqu’à sa date de naissance), entreprise depuis sa prime enfance jusqu’à la fin de son adolescence, semble retenue par une étrange tension qui le maintient dans un entre-deux fascinant où « l’imaginé pèse bien plus lourd que le vécu », où la liberté en somme trouve sa dimension, le laissant entrevoir l’accomplissement de rêves systématiquement empêchés et la dureté d’une existence qui obéit à des motifs cachés. C’est sans doute pourquoi ce garçon attachant, comme alourdi par le poids d’un univers sordide, semble « en guerre avec le monde », vivotant dans « le trou du cul du monde », cette Barcelone franquiste des années quarante qui n’intéresse personne. Il y grandit dans une sorte d’abandon, librement, entouré de copains plus pauvres encore que lui, circulant au gré aventures enfantines entre la « Montagne pelée » où les adultes vont se peloter ou cueillir des plantes aromatiques et son quartier de Gracia traversé par les rails d’un tramway depuis longtemps disparu, observant la vie des autres, prêtant l’oreille à leurs voix et leurs silences.

Le roman s’ordonne selon son regard, comme au hasard de ses aventures intimes, suivant la sinuosité de son existence intérieure, le transmuant en un prisme réfléchissant la complexité et la médiocrité du monde. Ainsi, la faune plus ou moins grotesque du quartier, ses commérages et ses historiettes compliquées, ses mouvements, semblent attrapés par l’attention avide d’un garçon qui se cherche et s’éprouve à leur aune minuscule. Ringo, effectivement, se débrouille du désordre de la vie. Il perce ainsi son environnement pour exister enfin par lui-même, donnant corps à ses propres rêves, ses lectures enivrantes (de partitions, d’illustrés et de romans de la jeunesse comme Le Livre de la jungle ou La Pitié dangereuse), ses désirs et ses fantasmes. Et il a fort à faire entre un père dératiseur fort en gueule qui disparaît étrangement, figure politique résistante et bouffonne chère à Marsé, une mère silencieuse et pleine d’abnégation, ses désirs envahissants et paradoxaux pour Violeta, un laideron dont la mère, personnage ridicule et bouleversant hante le roman d’une ombre grotesque, sa culpabilité sourde et encombrante, sa naïveté teintée de romanesque, ses obligations professionnelles, le renoncement à ses rêves d’enfant…

Car avant tout, cette Calligraphie des rêves consiste en une manière de topographie sentimentale et fictive qui fait de son petit héros, attablé au bar Rosales, le bras en écharpe et lisant toujours, le témoin de la vie d’êtres qui se rêvent et se racontent autrement qu’ils ne sont, toujours aux prises avec leurs projections personnelles et un réel qui les dément. Marsé établit ainsi, en quinze chapitres, des microfictions nouées à partir de personnages qui entourent Ringo, faisant de la description méticuleuse et néanmoins baroque du quotidien, de ce que nous avons sans cesse sous les yeux, la matière d’une réflexion qui déborde largement ce qu’elle semble circonscrire, entreprenant par des devers sensibles la mémoire, la vie dans l’Espagne franquiste, les enjeux de la résistance et de la liberté, entretissant à cette galerie de portraits habilement agencés (faisant fi de la chronologie par exemple) les questionnements bouleversants qui sourdent chez ce personnage, figure d’un empêchement, d’un déplacement, d’un ajournement de l’existence qui ne trouve d’exutoire que dans sa propre fiction. 

La Calligraphie des rêves est bien celle qui fait que les êtres croient, au rebours même de leurs affirmations, à des manières de fictions minuscules qui les établissent intimement, toujours reportés à leurs franges, en équilibre, sursautant face aux incartades de leurs propres imaginations et de leurs propres discours. Ringo synthétise les histoires qu’ils se racontent à eux-mêmes tout en ne s’extrayant jamais tout à fait de la fiction de sa propre vie et de la découverte progressive et émouvante d’un passé et de ses implications. C’est une lutte âpre contre un réel frustrant, vain et terne. C’est sans doute pourquoi Ringo « pressent, ne serait-ce que de façon imprécise et fugace, que ce qui est inventé peut avoir plus de poids et de crédit que la réalité, plus de vie propre et plus de sens, et par conséquent plus de possibilités de survie face à l’oubli ». Marsé, après un long silence, vieillissant, se retournant, chorégraphie en quelque sorte le passage de l’enfance à l’âge adulte en le pensant comme celui qui, convergent, conduit aux mots, à l’écriture, aux sursauts de la fiction. Il faut inverser l’ordre du discours, et par là de la vie même, en bouleverser les termes et la logique, semble-t-il nous répéter sans cesse, refuser la dictature du réel pour en révéler l’essence et découvrir que c’est sur « ce territoire ignoré et abrupt de l’écriture et de ses résonnances qu’il trouvera le passage lumineux qui va des mots aux faits, endroit propice pour repousser l’environnement hostile et se réinventer soi-même ».

Hugo Pradelle

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