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Un classique contemporain

Une anecdote pour commencer : inscrit à son insu par son père en hypokhâgne à Bordeaux, Modiano avait donné comme nom de correspondant, pour l’administration du lycée, François Mauriac. On connaît mal l’auteur de L’Horizon si on ne prend pas en compte son goût pour la mystification, la blague ou la provocation. Le Cahier de l’Herne qui vient de paraître éclaire aussi cette facette.
Collectif
Patrick Modiano. Cahier de l'Herne
Une anecdote pour commencer : inscrit à son insu par son père en hypokhâgne à Bordeaux, Modiano avait donné comme nom de correspondant, pour l’administration du lycée, François Mauriac. On connaît mal l’auteur de L’Horizon si on ne prend pas en compte son goût pour la mystification, la blague ou la provocation. Le Cahier de l’Herne qui vient de paraître éclaire aussi cette facette.

Modiano est parmi les contemporains, l’un des écrivains les mieux reconnus, les plus appréciés par la critique comme par le public. Il est étudié à l’Université, ce qui est tout dire. Quelques essais souvent intéressants, toujours passionnés, ont paru sur lui, dont le livre de Denis Cosnard, Dans la peau de Patrick Modiano au printemps dernier. 

Le Cahier de l’Herne a le mérite de croiser les regards et de multiplier les angles. Les spécialistes ont la part belle, de Bruno Blanckeman à Dominique Rabaté ou Jacques Lecarme. On y lira aussi et surtout quelques inédits de l’auteur, dont des pages de noms propres qui remplissent ses carnets, noms sur lesquels Tiphaine Samoyault propose une réflexion singulière. Les regards sont divers, et datent de diverses époques. On lira aussi bien des articles sur ses premiers romans, dont l’un de Berl paru dans La Quinzaine, ou un autre de Robert Poulet qui, dans Rivarol, fait le lien avec Céline (c’est à l’époque de La Place de l’Étoile). On en lira d’autres, consacrant le jeune écrivain solitaire qui allait à contre-courant, entrant « par effraction dans le château de la Belle au bois dormant ». En 1968, on se penchait peu sur le passé, et surtout pas sur les années d’Occupation qui obsédait le fils d’un Juif traqué, ayant fréquenté d’un peu trop près les collabos. Mais sur cette période qui marque les débuts, on relira Les Boulevards de ceinture puis Dora Bruder, afin de mesurer le parcours accompli. Nous y reviendrons. 

Le Cahier de l’Herne contient aussi quelques billets, lettres ou hommages de pairs. L’amitié avec Peter Handke a donné lieu à un échange, si l’on peut dire, puisque l’écrivain autrichien a traduit Une jeunesse en allemand. Les textes de Marie Darrieussecq, Hélène Frappat ou Pierre Pachet, rappellent ce que les contemporains doivent à l’écrivain. Et puis il y a les cinéastes. Dès sa jeunesse, Modiano est passionné par le cinéma, et à l’instar de son héros, Antoine Doinel, à qui il s’identifie, il a dû sécher bien des cours pour voir des films. Ses notes sur Loulou de Pabst, ses travaux pour préparer le tournage de La Condition humaine, et bien sûr le scénario qu’il a écrit avec Louis Malle, Lacombe Lucien, montrent que le cinéma influence l’écrivain. On en trouve la trace dans bien des romans, et pour qui voudrait s’amuser, Livret de famille contient quelques histoires douces-amères autour du cinéma. Dans l’entretien avec Antoine de Gaudemar qui clôt le recueil, il s’explique sur son rapport avec cet art ; il distingue nettement l’art cinématographique de l’art romanesque. Il connaît par cœur des plans de films, se passionne pour des enchaînements, rêverait de trouver l’équivalent du générique dit par Welles dans La Splendeur des Amberson mais n’a jamais voulu filmer. Quant aux adaptations de ses romans, cinq en tout, il n’en est pas convaincu. Mais sa gentillesse naturelle, celle qui l’empêchait, aux dires de Robert Gallimard, de trancher au comité de lecture, le rend très laconique sur les films de Mizrahi ou Poirier. Cela vaut mieux. Le cinéma est trop littéral pour rendre son œuvre, et aucun cinéaste n’a osé s’en emparer pour la « cannibaliser ».

Il faut enfin faire toute sa place à la quatrième partie entièrement consacrée à Dora Bruder. On l’a dit plus haut, ce livre de Modiano marque un tournant dans son œuvre, à tous égards. D’abord parce qu’il rompt avec les premiers textes souvent violents, provocateurs, de l’auteur. Une forme de jubilation le prenait à pasticher les antisémites, à jouer avec les codes du pamphlet célinien, ou du roman à la Drieu La Rochelle. Dans Dora Bruder, il se rend compte qu’avant lui Robert Desnos a écrit une Place de l’Étoile… Mais ce récit inspiré d’un avis de recherche lu dans la presse, est construit sur un échange entre Modiano et Klarsfeld. On lira la correspondance entre l’historien et le romancier. Modiano se dit souvent « bouleversé » par ce qu’il apprend de la jeune fille. Il relève les coïncidences, note des noms qui peupleront son livre. Bien des années s’écouleront entre la découverte du nom de Dora et la publication du livre. Entretemps aura paru Voyage de noces, fiction qui s’inspire de l’histoire lue dans Paris-Soir. Mais la dernière lettre de Klarsfeld à Modiano – une lettre pleine d’« irritation » – met en relief ce qui sépare le chercheur passionné par une cause juste – la mémoire des victimes de la Shoah – et le romancier qui s’approprie (« cannibalise ») cette recherche. Modiano prend appui sur les photos que Klarsfeld lui a transmises et qu’on verra dans le Cahier de l’Herne, il se sert de ce qu’il a appris, découvert, mais en fait un livre au genre indéfini, entre la biographie et l’autobiographie, l’essai historique et le roman. Au fond, il reprend à sa façon ce que Perec avait réalisé dans W ou le Souvenir d’enfance : dire les vides, l’absence, et la présence des disparus.

De tous les écrivains contemporains, Perec est sans doute celui qui aurait dû croiser le chemin de Modiano. On n’en finirait pas d’établir des liens entre eux. À commencer par leur amour pour la ville, Paris en particulier, qu’ils connaissent tous deux par cœur et qui inspire leurs pages, en continuant par leur méticulosité. Modiano s’appuie sur une documentation très précise, ce que rappelle son épouse Dominique Zehrfuss : il n’ignore rien des habitants de tel ou tel immeuble, décrit la lumière sur une façade comme s’il était directeur de la photo, s’attache au moindre détail biographique, avant de rêver. Si Modiano aime les canulars, il sait aussi faire rêver, et le premier mérite du Cahier de l’Herne, est de donner envie de relire « un Modiano ».

Norbert Czarny

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