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L'arrache-cœur, l'arrache-langue, l'arrache-temps

Grâce à deux volumes compacts de la « Bibliothèque de la Pléiade », les romans de Boris Vian (1920-1959), ses nouvelles, ses scénarios, ses chroniques de « menteries » sont rassemblés, annotés.
Boris Vian
Oeuvres romanesques complètes I et II
Grâce à deux volumes compacts de la « Bibliothèque de la Pléiade », les romans de Boris Vian (1920-1959), ses nouvelles, ses scénarios, ses chroniques de « menteries » sont rassemblés, annotés.

Depuis ton adolescence, les délires méthodiques de Vian t’ont séduit et t’ont transformé. Tu avais offert naguère à tes amis bien des livres de Vian et tu les as oubliés à demi. Aujourd’hui, tu retrouves (en 2  768 pages) le rythme perdu des récits de Vian, leur tendresse et leur violence, leur mélancolie sardonique qui mêle l’humour et les papillons noirs. Ces contes cocasses et émouvants tissent le merveilleux et le désenchantement, les désirs et les deuils (1).

La vie de Vian est brève. Il serait un homme pressé. Sans cesse, il agit, il écrit, il imagine, il invente. Il est un créateur rapide. Il choisit le « vite », l’agilité, « à tombeau ouvert ». Il ne peut jamais se coucher. Il est trompettiste ; il joue longtemps dans plusieurs orchestres ; il atteint une certaine célébrité à Saint-Germain-des-Prés. Élève de Centrale, il est ingénieur. Il traduit des romans de science-fiction et (avec son épouse Michelle) des romans de Raymond Chandler. Il crée des pièces de théâtre, des poèmes, des chansons. Il agit par goût de vivre et avec la certitude d’une mort qu’il croit imminente. Pour esquisser son portait, Marc Lapprand (qui dirige les deux volumes de « la Pléiade ») propose des mots-clés : l’humour, l’excentricité, le professionnalisme, le jazz, l’éclectisme, la sensualité, la liberté. Les contradictions (réelles et apparentes) seraient constitutives de sa personnalité. Selon Marc Lapprand, il serait un électron libre dans l’espace littéraire, un météore égaré.

Parfois, Vian choisit un pseudonyme anagrammatique, un nom totémique. Boris Vian s’appelle « Bison Ravi ». Ce bison n’est pas paisible. Souvent il fonce. Tantôt il est ravi, tantôt il est chagrin et malheureux.

Les phrases de Vian étonnent. Elles sont des jeux de mots, des homophonies approximatives, des équivoques, des constructions verbales incongrues, des proverbes déplacés, des calembours, des fables farfelues, les glissements des sons et sens, des axiomes extravagants. Elles évoquent des coups de théâtre, des gags, des scènes de films burlesques, des secousses, des sauts de la pensée, des rebonds, des spasmes de la fiction, des convulsions, des cabrioles de l’écriture, des dérapages de ce « langage-univers », les machines aberrantes, les choses indécises qui flottent et se désagrègent. Dans un avant-propos de L’Écume des jours (1947), Vian écrit : « La réalisation matérielle (…) consiste essentiellement en une projection de la réalité, en atmosphère biaise et chauffée, sur un plan de référence irrégulièrement ondulé et présentant la distorsion. » Alors Vian suggère des espaces courbes et ondulés, gauchis, serpentins, déformés… Il existerait peut-être une étrange famille littéraire qui serait disparate. Car Rabelais, Swift, Jarry, Raymond Roussel, Lewis Carroll, Kafka, Cocteau, Mac Orlan, Henri Michaux, Pierre Dac, Raymond Queneau, Boris Vian seraient des cousins hétérogènes.

Dans ce langage-univers, un escalier « dérobe » sous le pas. Un homme « planté là » prend racine pour peu que le terrain s’y prête. Un pharmacien « exécute » une ordonnance au moyen d’une petite guillotine de bureau. Les policiers interrogent par un « passage à tabac de contrebande ». Un livre (de Jean-Sol Partre) peut être relié « en peau de néant ». Le balancier d’une horloge est une ancre dans le temps. Le sourire d’une bouche d’égout se devine. Une « coupure de cinq francs » saigne. Un homme (le major) « secoue la poussière de ses fesses ». « Vous boirez un Cointreau ? Mais Cointreau n’en faut ! » Quelqu’un avait tellement peigné la girafe que (le lendemain matin) la pauvre bête en était morte… Dans les écrits de Vian pour le Collège de ’Pataphysique (1953-1959), il analyse un proverbe dévié : « Tant va la cruche à l’eau qu’à la fin il n’y a plus d’eau. » Ou bien, il part de la phrase usée : « À bon chat, bon rat », puis : « À bon château, bon râteau » ; « À bon chien, bon rien » ; « À bon chameau, bon rameau » ; « À bon chieur, bon rieur » ; « À bon changement, bon rangement ». Car changement et rangement supposeraient le désordre et ensuite un autre ordre !

Circulent alors dans les récits les centaines d’hommes, de belles femmes, les animaux (plus ou moins bavards). Passent la petite porteuse de poivre (qui sait empoisonner), les demoiselles de déshonneur (qui s’opposent aux demoiselles d’honneur), la fille ravissante Cuivre (dont la peau est orange), un PDG qui se nomme Gallopin, le délégué central du gouvernement Requin, la belle Zizanie de la Houspignole, un sénéchal de police, Cercueil qui est chef de personnel, le détective Brisavion (qui est l’anagramme de Boris Vian), la très belle secrétaire Rochelle (dont le cœur dur est peut-être un roc), le chef de mission Athanagore Porphyrogénète, Fromental de Vercoquin, Adelphin de Beaumachin, le chuiche de l’église, le glorieux Jean-Sol Partre qui pontifie, le redoutable baron Ursus de Jampolent (donc Jean Paulhan) et un contremaître qui serait « ce salaud d’Arland », le médecin Mangemanche, Urodonal Carrier, Odon du Mouillet… Psycha­nalyste, factotum, accoucheur, Jacquemort est peut-être le double Jacques Lacan… Un nautonier solitaire s’appelle La Gloïre (avec le tréma du i) ; sur son ruisseau rouge, il est l’éboueur de la honte des villageois… La Major a un œil de verre… Viennent les triplés de Clémentine ; ils sont les trumeaux (Joël, Noël, Citroën) ; ils sont des salopiots, des larves, des farfadets…

Le bestiaire s’agite. Les enfants collectionnent les « lumettes de sable »… Dans une mare, les timbres bleus sont des sangsues dangereuses… S’envolent des oiseaux (jugés « ordinaires ») : le fanfremouche, l’écubier, la caillebotis, la mouture, l’épervuche, l’amillequin, la bêtarde, le cantrope, le verduron des plages, le marche-à-l’œil et le coquillet… Doué de parole, gros chien, Sénateur Dupont est dolent et sénile… Les fourmis piquent… Un chat abuse du cognac et meurt… Et le mackintosh est un animal puant et apprivoisé…

Les lieux inquiètent… C’est l’ombre des ronéos. Ou bien, le désert est zébré, bigarré ; il est formé de bandes lumineuses sous le soleil implacable et des bandes obscures où les humains sont engloutis. Ou encore, la nuit d’encre jaune est hachée par les pinceaux lumineux et filiformes qui tombent des étoiles. Ou bien, le ciel est crevé. Ou aussi, c’est la dégradation, l’usure ; les chambres rétrécissent. Et le plafond rejoint le plancher. La souris grise aux moustaches noires veut se suicider.

Les textes de Boris Vian sont des machines : l’arrache-cœur, l’arrache-langue, l’arrache-temps. Dans un roman, L’Herbe rouge (1950), il imagine une machine à détruire les souvenirs. Et, dans L’Écume des jours (1947), près du pianocktail, tu bois et tu souris.

  1. François Caradec, Noël Arnaud, Jacques Bens, Jacques Duchateau, Gilbert Pestureau, Marc Lapprand commentent les textes de Vian et les analysent.
Gilbert Lascault

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