A lire aussi

Livres des mêmes auteurs

Les raisons des écrivains

Article publié dans le n°1040 (16 juin 2011) de Quinzaines

Les œuvres obéissent à des environnements, des époques, à une extériorité arbitraire – comme les vies. En une quinzaine d’entretiens passionnants s’ordonne la complexité des articulations qui président aux destinées littéraires et à l’élaboration des œuvres.
Anthologie
Paris Review. Les entretiens (volume II)
Les œuvres obéissent à des environnements, des époques, à une extériorité arbitraire – comme les vies. En une quinzaine d’entretiens passionnants s’ordonne la complexité des articulations qui président aux destinées littéraires et à l’élaboration des œuvres.

Notre époque apparaît fascinée par l’intime, le secret, le dessous des choses, ce qui se dissimule au regard inquisitorial et totalitaire de la multitude et du commun. Nous ne semblons pas nous lasser de découvrir comment les choses se font ou les mécanismes de la création – les making of des films par exemple. L’opacité est comme devenue insupportable, le secret semble irrémédiablement banni ou pour le moins condamné. Pourtant, même dans l’exhibition de ses moyens et de ses visées, l’art résiste implacablement à la dictature de la transparence. Il y a toujours quelque chose qui échappe, se noyant dans le flou et les contradictions – mises en scène de soi, réinterprétations, illusions mégalomaniaques ou simples plaisanteries conjuratoires – d’un discours étrangement impossible. Car tout tient de l’artifice qui ne se démonte pas devant les assauts du pragmatisme ou du dévoilement intégral. Il y a des bribes qui demeurent heureusement dans l’ombre, dans l’épaisseur mystérieuse de l’œuvre que son créateur lui-même ne connaît pas absolument.

D'étranges signes du destin

La créature ne peut que se libérer, s’échapper dans le vaste monde. Les livres, l’écriture, les éléments de la création dépassent leur constitution, impénétrables et libres. C’est à cela qu’achoppent les entretiens de la Paris Review, à ce qui se dépose secrètement au fond, ce qui demeure mystérieux, presque incroyable. Il faut garder la mesure devant la perspective jouissive de découvrir les moyens et les choix des écrivains, de les concevoir dans leur complexité. Les raisons de l’écriture, des livres, habitent ces entretiens tels des fantômes, faisant se transmuer des parcours en d’étranges signes du destin, laissant les auteurs s’interroger sur leurs parcours, leurs évolutions et leurs choix, sur le jaillissement et l’élaboration d’une pratique qui semble souvent inaccessible. Les entretiens entreprennent tout d’abord une certaine enfance de l’art, cherchant dans le passé intime et des lectures fondatrices les explications d’un parcours et d’une vision du monde et de l’écriture. Il y a là une sorte d’obsession pour les origines, celles biographiques qui expliquent des parcours (on pensera en particulier à Jeanette Winterson ou Ian McEwan), comme celles de la création elle-même dont les processus paraissent inépuisables.

Ainsi, les premiers mots, ceux des premiers livres ou de chaque nouvelle œuvre, les moyens qui les portent, les choix ou les pratiques qui en soutiennent les balbutiements obsèdent ceux qui interrogent leur lecture. Si Iris Murdoch confie planifier tous ses textes, Amis s’accroche au destin singulier de chaque objet : « Ce qui se produit, c’est ce que Nabokov a décrit comme une palpitation. Une palpitation ou un éclair, une sorte de reconnaissance de la part de l’écrivain. (…) Il est possible que rien dans cette idée – dans cet éclair ou cette palpitation – ne vous plaise, sinon le fait que c’est votre destin, que c’est votre prochain livre. » L’inspiration est entreprise, tout au long de ces conversations très libres (on pensera au célèbre et pénible entretien avec Kerouac), comme une relation du sujet et de l’objet, du biographique et de sa conjuration, de l’intégration du vrai dans l’artifice. Les manières des écrivains obéissent au regard qu’ils portent sur eux-mêmes, souvent désenchanté, comme Bowles qui confie : « Je ne me vois pas, en fait, je n’ai pas d’ego » ou Faulkner qui (sans conteste dans le plus fascinant de ces entretiens) se détache de sa personne pour affirmer la puissance révélatrice et évidente de l’œuvre lorsqu’il martèle : « Si je n’avais pas existé, quelqu’un d’autre m’aurait écrit, Hemingway, Dostoïevski, nous tous. (…) L’artiste n’a pas d’importance. Seul ce qu’il crée est important puisqu’il n’y a rien de nouveau à dire. »

Le maelström de la création

Chacun semble nous confier que la vie compte en ne comptant pas, nous faisant partager les étapes de leurs parcours, l’influence des autres – livres, auteurs, compagnons, amis, éditeurs – pour mieux s’attacher à la nature de l’écrit, à ses sources mystérieuses, aux moyens dont ils disposent pour dire quelque chose, cette évidence des formes que défendent ardemment Capote ou Singer. Ils « exorcisent » comme le dit McEwan, s’affrontant à la terreur de la réalité, et nous ne pouvons qu’être emportés avec eux dans le maelström de la création, souffrant les troubles et les angoisses des premières pages, des doutes et du poids qui les accompagnent. Les entretiens nous laissent découvrir le pourquoi et le comment de l’écrit, célébrant en quelque sorte la matière vivante, toujours, de la littérature. Pour preuve ces quelques phrases magnifiques de Faulkner qui les situent dans une forme d’éternité, les réduisant à un horizon démesuré : « Le but de tout artiste est d’arrêter le mouvement, qui est la vie, par des moyens artificiels et de le maintenir figé pour que cent ans plus tard, quand un inconnu le regardera, il se remette à bouger puisque c’est la vie. Comme l’homme est mortel, la seule immortalité possible pour lui est de laisser derrière lui quelque chose d’immortel puisque cela bougera toujours. »

Face au poids terrifiant et aux implications de la création, ils semblent tous répondre, avec les moyens et les matières dont ils disposent, que la liberté est totale, qu’elle effraie parfois, que l’œuvre est à la fois autonome ou, comme Nabokov le formule, que « l’originalité artistique n’a qu’elle-même à copier », et qu’elle demeure pourtant dépendante de qui ils sont, de ce qu’ils portent et d’où ils viennent. Se succèdent ainsi, au gré de la parole, des visions quasi mystiques (Isaac Bashevis Singer), des plaisanteries distantes (Borges) ou des évidences existentielles (Bowles) qui offrent néanmoins toujours en partage ce que doit ou peut être un auteur, les moyens dont il dispose pour surseoir à son état et ouvrir à l’immensité du temps et des formes qu’il travaille. Mary McCarthy les résume de manière imagée lorsqu’elle dit, presque amusée : « ce que je fais vraiment, c’est que je prends des vraies prunes et que je les mets dans un gâteau imaginaire ». Il y a là un étrange partage. Les écrivains doivent, semblent-ils nous dire chacun à leur façon, avec sérieux ou humour, s’affronter à la grandeur du monde et à leur petitesse, inversant parfois les proportions, à l’artifice ultime qui exprime la vérité, aux choix des mots, à la beauté, semblant, comme le dit Faulkner, condamnés au « splendide échec à accomplir l’impossible ».

Hugo Pradelle