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L'arrière-grand-mère habite notre vie

Article publié dans le n°1042 (16 juil. 2011) de Quinzaines

 Un livre court et étrange qui brosse, par le devers, le portrait d’une vieille femme plutôt terrifiante. À la fois satire sociale acerbe et recherche des origines, le roman le plus célèbre de Caroline Blackwood peut se lire à la fois comme un exorcisme intime et un jeu littéraire sophistiqué.
Caroline Blackwood
Granny Webster (Great Granny Webster)
 Un livre court et étrange qui brosse, par le devers, le portrait d’une vieille femme plutôt terrifiante. À la fois satire sociale acerbe et recherche des origines, le roman le plus célèbre de Caroline Blackwood peut se lire à la fois comme un exorcisme intime et un jeu littéraire sophistiqué.

Les époques produisent des monstres, créatures plus ou moins difformes qui en incarnent les vices et les vertus, manière de formes statufiées qui ne demandent qu’à se briser comme du cristal. Nous sommes ainsi à la fois des symptômes et des causes, indifféremment parfois, successivement à d’autres moments, singeant ce que nous croyons devoir être, nous extirpant de nous-mêmes pour nous figurer dans un monde qui ignore bien souvent l’indivis, nous abîmant dans des caricatures drolatiques et vaines, formes inabouties et problématiques d’un temps qui s’ignore. Ce sont ces mouvements que Caroline Blackwood (1) essaie de saisir en un peu plus d’une centaine de pages à la prose affûtée, cristalline et sèche comme une pointe sur la surface d’un microsillon qui déroule des sons presque insaisissables.

Le titre de son bref roman – sans doute le plus célèbre ­– dit tout ou rien de son objet, puisqu’il le nomme en le déjouant, l’abordant par le devers en quatre séquences de longueur inégale, comme si se déjetait dans le creuset de la parole une multitude d’éléments minuscules dont le lecteur devait réassembler la matière presque trop légère. C’est bien l’un des attraits de la littérature britannique depuis Katherine Mansfield – deviner les choses derrière le langage ou inversement, faire de l’infiniment petit ou du prosaïque le plus mineur l’objet d’une exploration intellectuelle tout à fait passionnante. On en est saisi ou pas, c’est selon. Revenons-en au monstre, au centre, au sujet de ce livre quelque peu étrange : l’arrière-grand-mère Webster (on remarquera un certain décalage entre le titre original et celui de la traduction), cette « vieille femme sinistre d’une tristesse féroce » dont on découvre le quotidien terne et ennuyeux au travers des yeux d’une jeune narratrice forcée de passer auprès d’elle quelques semaines de convalescence en bord de mer qui se transforment peu à peu en un calvaire que, paradoxalement, elle regrettera un peu toujours. C’est la rencontre avec cette femme très âgée, acariâtre, encroûtée dans une existence répétitive et mesquine, qui constitue le nœud d’un questionnement qui rapidement la déborde pour faire entreprendre à une jeune femme une quête des origines qui occupent peu à peu une place de plus en plus importante dans son récit, passant du ponctuel à ce qui dure avec une virtuosité discrète et quelque peu jubilatoire, et ne trouve que des bribes plus ou moins satisfaisantes pour une curiosité aussi débordante.

Ainsi, entre deux séquences assez brèves qui situent le corps du récit entre la rencontre avec l’ancêtre et sa disparition, la narratrice s’entretient avec deux personnages qui laissent entrapercevoir, dans le fouillis des anecdotes qu’ils lui confient dans un désordre délicieusement agencé, la réalité d’une famille qui semble maudite, un peu à la manière de celle de Jane Eyre.

Elle entreprend tout d’abord sa tante Lavinia, archétype de la grande bourgeoise des années trente, toujours à demi soûle, séductrice impénitente et bavarde, suicidaire presque par fantaisie, pour comprendre ce qui fait de l’arrière-grand-mère cette sorte de démon familial qui hante sa descendance d’une absence silencieuse et obstinée. « Soudain l’arrière-grand-mère Webster me semblait un personnage terrifiant. Elle avait survécu à tant de monde. Elle était parvenue à être à la fois l’Alpha et l’Oméga de ma famille » écrit-elle. C’est ensuite, comme de proche en proche, un ancien camarade de son père, ami de la famille, qui lui racontera l’existence de ce dernier, trop tôt disparu durant la bataille de Birmanie, leur jeunesse échevelée et insouciante, la vie qu’ils menaient au domaine de Dunmartin, dans le « no man’s land mortel et provincial » qu’était pour eux l’Irlande du Nord, lui confiant le parcours de son grand-père et de la fille de l’arrière-grand-mère qui finira brutalement internée. La narratrice rapporte leur parole avec une délicatesse qui dissimule à la fois une angoisse et une cruauté assez jouissives, faisant d’une chronique indirecte de l’histoire décadente de sa famille le terreau d’une réflexion qui, en deçà du récit, interroge une époque, un rapport au monde, à ce qu’il faut être, et propose une certaine forme d’impossibilité de la liberté individuelle – si ce n’est celle d’une pure négativité.

Car, au travers de ces portraits en creux d’éternels absents – le père disparu, la grand-mère folle, l’arrière-grand-mère presque cloîtrée chez elle –, c’est de l’époque et de ses angoisses que parle Blackwood, du passage de l’ancien au contemporain, des troubles qu’il suscite, de l’incompréhension et du refus des normes – anciennes et modernes – par des êtres déboussolés. L’ancêtre figure une référence et un refus, cette sorte de « morceau de granite écossais » qui incarne une forme de permanence face au changement, la rigidité des prolongements de l’époque victorienne qui peu à peu se fissurent. C’est le trouble de l’incompréhension qui prévaut, cette forme terrible d’angoisse qui ne cherche que des exutoires successifs, ces formes tutélaires du passé que nous éclaircissons péniblement, ne les saisissant jamais vraiment et qui indéfiniment nous troublent plus que de raison. Blackwood est un écrivain de la disproportion, du caché, qui déjoue la norme en la signifiant, du triste triomphe de ce qui précède. C’est sans doute pourquoi, la vieille femme qui s’attache obstinément à refuser la modernité, la rejetant loin d’elle et de son univers confiné, cet être presque monstrueux qui renvoie les individus à leurs responsabilités et à leurs limites, les congédiant de la vie en quelque sorte, ne fait que révéler les illusions du changement et finalement triomphe dans une sorte de silence accusateur. Ainsi, la succession de détours qui constitue la narration et dont l’objet semble échapper toujours, paraît nous convaincre que le monstre habite notre vie, la porte en silence, nous condamnant et nous libérant dans un même élan, faisant de nous des sortes de marionnettes ridicules et vaines. Blackwood préfère en rire et nous en faire rire en nous disant, sous forme de leçon, que c’est elle, cette vieille femme mystérieusement figée, « qui remportait la victoire ». 

1. Caroline Blackwood (1931-1996) a été écrivain, journaliste et critique. Sa vie personnelle riche en rebondissements a été marquée par l’univers de peintres importants et ses mariages successifs avec Lucian Freud, Israel Citkowitz et Robert Lowell.

Hugo Pradelle

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