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Une "piteuse épopée"

Article publié dans le n°1042 (16 juil. 2011) de Quinzaines

 « Quand ce fait perçait l’incognito, Jim quittait brusquement le port de mer où il se trouvait à ce moment-là et il allait dans un autre – généralement plus à l’est. » La phrase de Conrad mise en exergue page 97 de Kampuchéa pourrait s’appliquer à Patrick Deville. Après Pura Vida et Equatoria, le narrateur de Kampuchéa voyage en Extrême-Orient.
Patrick Deville
Kampuchéa
(Seuil)
 « Quand ce fait perçait l’incognito, Jim quittait brusquement le port de mer où il se trouvait à ce moment-là et il allait dans un autre – généralement plus à l’est. » La phrase de Conrad mise en exergue page 97 de Kampuchéa pourrait s’appliquer à Patrick Deville. Après Pura Vida et Equatoria, le narrateur de Kampuchéa voyage en Extrême-Orient.

Plutôt qu’un voyage, il faudrait parler d’une exploration historique, géographique et surtout romanesque des pays qui bordent le fleuve Mékong, du Cambodge, ce Kampuchéa qui fut un temps si peu « démocratique » en particulier. Roman : le terme générique figure en couverture et on regretterait que les libraires ou bibliothécaires le rangent ailleurs que dans le domaine de la fiction. Pourtant, tout ce qu’on lit est vrai, correspond à une réalité que les journaux ou les livres, les ouvrages de géopolitique peuvent attester. Il est en effet question de la découverte des temples d’Angkor par Henri Mouhot, chasseur de papillons, de la remontée du fleuve Mékong par Lagrée et Garnier, du règne de Norodom Sihanouk sur le royaume de Cambodge, et surtout des crimes commis pendant plusieurs années par les Khmers rouges. C’est pourquoi, outre que ce roman est ancré dans un cadre géographique et historique précis, il met en scène des héros qu’on pourrait qualifier de tragiques. Les noms de Douch, Pol Pot, ou Kieu Samphân résonnent terriblement. Celui de Hun Sen ne rassure personne. Mais on croise bien d’autres personnages dans ce roman, notamment Loti, Malraux, Conrad, Graham Greene ou Soth Polin, romancier cambodgien, dont le roman L’Anarchiste devrait bientôt reparaître.

L’intrigue de Kampuchéa est multiple, entraînant le lecteur de Thaïlande aux confins de la Chine, passant par le Viêt-Nam, le Laos et le Cambodge. La méthode Deville est en place depuis Pura Vida, voire avant : il imagine, rue Catinat à Saïgon, une sorte de caméra « un matériel capable de saisir l’espace et aussi la fuite du temps, d’imposer l’Histoire à la Géographie, capable de restituer en accéléré la piteuse épopée ». Ce dispositif renvoie au cinéma ; qui pour n’être pas le média employé par Deville occupe une place importante dans son imaginaire. Sa façon de décrire, son goût du détail concret, précis, la manière dont il envisage les personnages, et en particulier les fous, les illuminés, les rêveurs ou les assassins dont l’histoire, les faits et méfaits remplissent les pages de Kampuchéa expliquent pourquoi il est si sensible aux images mouvantes.

Mais comme il faut bien trouver un point de départ dans ce roman foisonnant, tissé d’allers-retours entre présent et passé, voyageant d’ouest en est et du sud vers le nord, partons d’un événement qui donne sa trame au livre : le procès de Douch. De tous les grands assassins khmers, il est le premier à être jugé. Il dirigeait le centre S21, dans lequel on a torturé et tué plusieurs milliers d’innocents. L’homme jugé est représentatif des dirigeants khmers rouges, même s’il n’est pas le plus représentatif de leur pouvoir. À la fin de la première audience, il se lève et récite les derniers alexandrins de « La mort du loup », de Vigny. Sa passion pour la poésie française le rapproche de celle qu’éprouvent les autres chefs pour la littérature. Pol Pot et ses comparses ont appris le français à Paris et ils ont lu Rimbaud, après avoir été passionnés par le mouvement des Lumières et par Rousseau. Bien des événements naissent de cette passion pour le philosophe et auteur des Confessions. Mêlé à un marxisme plus ou moins bien assimilé et à la fascination de certains pour la Terreur, cela donnera le besoin de faire table rase, de revenir à une pureté originelle, de détruire tout ce qui pourrait rappeler l’Occident, son individualisme, son envie consumériste, et de fonder une civilisation nouvelle : « L’Angkar libère le peuple du règne de l’imprimé. Pas d’activité législative. Juste ces mots, “L’Angkar dit que” : plus de propriété privée ni de tribunaux, plus d’écoles, plus de cinémas, plus de librairies, plus de cafés ni de restaurants, plus d’hôpitaux, plus de commerces, plus d’automobiles ni d’ascenseurs, ni cosmétiques ni glaciers, ni magazine ni courrier ni téléphone. Ni vin blanc ni brosse à dents.

Plus de médecins, de bonzes, de putes, d’avocats, d’artistes, d’opticiens, de professeurs, d’étudiants. De tout cela le peuple est enfin libéré. »

Au camp S21, Douch pratique « l’industrie de l’autobiographie » : chaque détenu est amené à parler, tout dire, avouer avant de mourir. On est ici au comble du rousseauisme, bien loin de Rousseau sans doute. Pour résumer la figure de Douch, le narrateur a une formule parfaite : « Douch est au fond de nous, la partie noire et putride de notre âme. » Tous les combattants khmers ne sont pas à l’image de cet assassin amateur de poésie. Les « jeunes chauves-souris », élevés dans le culte de la table rase et de l’ignorance détruisant tout imprimé, se priveront des précieuses devises qui leur auraient permis de s’acheter des armes… À la fin, repoussés dans la jungle, les derniers guerriers ne seront plus qu’une troupe de brigands qui tuent « pour du poisson et des poulets ».

L’histoire sanglante n’est toutefois pas terminée. Le procès qui vient de commencer, pour quelques vieillards, met en relief les contradictions de la justice internationale, et l’importance de l’histoire coloniale française : elle résulte de « La fascination monstrueuse de deux peuples égarés dans l’espace et le temps. Deux peuples qui culti­vent au plus haut niveau ces deux vertus de l’élégance et de la duplicité. Le voyage à Angkor et le voyage à Paris. La littérature en pierre et celle en papier. » On en apprend plus « chez Ponchaud ». Ce prêtre arrivé en 1965 au Cambodge a écrit l’un des grands livres sur le pays, Cambodge année zéro. Il explique bien ce qui rend le procès difficile, voire impossible, montre ce que sont les urgences dans un pays dépossédé de lui-même, bradé aux étrangers. Les luttes sociales et environnementales sont la priorité, « les affres du présent » ; la tragédie d’il y a trente ans…

Le Cambodge est aussi une histoire imaginaire, une aventure que se racontent les écrivains et les chasseurs de lépidoptères. Henri Mouhot est l’un d’eux et son arrivée dans le pays, marque les débuts de la présence française. Le narrateur le montre arrivant dans la forêt, avec son filet : « Mouhot c’est le nez de Cléopâtre et la théodicée de Leibniz, l’histoire du battement d’ailes d’un papillon qui provoque une catastrophe des milliers de kilomètres plus loin ou des dizaines d’années plus tard. Sans Mouhot peut-être pas de rue Saint-André-des-Arts pour Ieng Sary et Ieng Thirith ni pour Pol Pot. » Il découvre les temples. Après lui viendra Mayrena, sorte de conquistador, roi des Sedangs, admirateur de Lesseps. Mayrena fascine Malraux qui en fait le héros de La Voie royale. Il est contemporain de Brazza, figure qui traversait Equatoria, et de Conrad. Un jour Coppola lira Conrad et Mayrena prendra les traits de Kurtz. Aucun endroit au monde ne lui semble plus approprié que les temples d’Angkor pour y transposer Au cœur des ténèbres. Le héros maléfique est à sa place dans la forêt cambodgienne, dont la profusion, l’incessante rumeur, sert de cadre à la dernière partie d’Apocalypse Now.

On en finirait pas d’établir les liens, de lire ces vies parallèles que brosse Deville. Les titres des courts chapitres de ce roman reposent sur des couples de prénoms ou de noms, « Ernest et Francis », « Pierre et George », « Pierre et Auguste », tous marqués par ce morceau d’Orient, par le fleuve Mékong qui les mène d’un pays l’autre. Et on prend avec eux, et quelques autres, de belles leçons de géopolitique. Ainsi apprend-on qui sont les Hmongs vivant dans les montagnes du Laos, ou quel parcours plus que sinueux fut celui de Sihanouk, le mélancolique et souriant admirateur de Paris. On apprend aussi que la Chine s’est mise à l’abri de quelques risques, en développant les systèmes de missiles autour de l’Inde. Ou que la fracture n’est plus entre l’Ouest et l’Est mais le Nord chinois et le Sud, imprégné par l’islam des Indonésiens. Laos et Cambodge sont pris dans cet étau comme ils étaient partagés entre Soviétiques, Chinois et Américains pendant la guerre froide. C’est un exemple parmi d’autres de ce que nous apprend ce roman que Jules Verne, figure tutélaire de Deville, ne renierait pas.

Et puisqu’il faut bien sortir de cette immense et dense forêt qu’est Kampuchéa, faisons-le avec un narrateur qui pour s’être beaucoup passionné pour les autres, pour cet Orient extrême qu’il nous montre, signe son texte en se glissant ici et là, se rappelant les souvenirs d’un 21 février : « Une durée de vie moyenne est un bon instrument de la mesure de l’Histoire. Je laisse filer les années, retrouve d’autres vieux 21 février, en France, au Nigeria, au Mexique, à Cuba, des plus récents, celui de 2006 en Angola, celui de 2003 à Istanbul où j’étais allé lire le journal de Loti dans une chambre du Pera. Je me souviens que ce jour-là, Istanbul était sous la neige. » Moment de pause, de contemplation. Le voyage continue.

Norbert Czarny

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