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L'encre de la mélancolie

Une tache d’encre formerait un diptyque avec un précédent livre, Un seul souvenir, qu’Olivier Schefer a publié en 2016 chez le même éditeur, l’article indéfini qui introduit ces deux titres témoignant d’une même indétermination. Dans Un seul souvenir, qui raconte un voyage sentimental dans les Balkans, on ne saura pas de quel souvenir exactement il s’agit, comme si Olivier Schefer avait eu besoin de ce livre pour écrire Une tache d’encre.
Olivier Schefer
Une tache d'encre
(Arléa)
Une tache d’encre formerait un diptyque avec un précédent livre, Un seul souvenir, qu’Olivier Schefer a publié en 2016 chez le même éditeur, l’article indéfini qui introduit ces deux titres témoignant d’une même indétermination. Dans Un seul souvenir, qui raconte un voyage sentimental dans les Balkans, on ne saura pas de quel souvenir exactement il s’agit, comme si Olivier Schefer avait eu besoin de ce livre pour écrire Une tache d’encre.

Le centre de gravité du livre repose sur la disparition d’une mère, une mère qui, tant qu’elle était vivante, retenait quelque chose qu’on devine être la trop forte personnalité d’un père ou la présence rivale d’un frère. Mais, bien que l’écriture s’expose avec un certain risque et qu’il soit difficile de démêler la part de fiction des éléments autobiographiques, la lecture d’Une tache d’encre déborde ce cadre réducteur. Le livre débute et se referme par cette mort, par le « journal de deuil » que le récit accomplit, tout en nuance, au sens barthésien du terme (un style qui caractérisait déjà Un seul souvenir). En rangeant avec son frère l’appartement de leur mère après son décès, le narrateur tombe sur un « objet emballé » dans du papier journal, un encrier chinois qui réveille en lui, involontairement, un épisode refoulé de son enfance. Telle est l’encre, l’encre noire et mélancolique avec laquelle écrit Olivier Schefer.

Nous voyageons ensuite dans des trains, des trains qui circulent en Italie, où le narrateur a passé une partie de son enfance, notamment à Venise. Là, nous entrons dans le laboratoire de sa mémoire, une sorte de « brouillon général » pour reprendre le titre de Novalis qu’Olivier Schefer a traduit (Allia, 2000-2015). « Le romantisme me parlait depuis toujours de cet espace intérieur qui était tout autre chose qu’un simple “moi” à raconter, plutôt un lieu vide et hanté – une chambre, un couloir, un train –, dont je ne pouvais plus me détourner maintenant qu’elle était morte. » Plus que la ville toutefois, la peinture sert d’intercesseur, en particulier un tableau du Tintoret au musée de l’Académie, L’Enlèvement du corps de saint Marc. L’intrigue se noue et se dénoue ainsi en s’abîmant dans cette étrange peinture sans que le narrateur parvienne à expliquer pourquoi, derrière le groupe de personnages qui portent le corps du saint, un bûcher informe (« une curieuse zone grisâtre ») attire son regard (de nouveau, on pense à l’analyse de Barthes dans La Chambre claire sur le punctum, à ce détail qui nous poigne dans une image).

Comme le narrateur enfant qui soulevait la nuit le rideau du train couchette pour regarder les images fugitives qui défilaient sous ses yeux, le récit entraîne le lecteur vers la résolution de l’énigme de L’Enlèvement du corps de saint Marc. Nous découvrons fragmentairement ce que fut la vie de cette mère et comment le narrateur lentement se réapproprie son enfance (la sensation de la foule pendant les événements de Mai 68, la salle bruyante d’un cinéma, une photographie oubliée dans une édition de La Chartreuse de Parme…). Des fenêtres s’ouvrent, celles qu’il était possible de baisser avant qu’on climatise les trains et les paysages.

Et puis arrive, dans la troisième partie, le geste maladroit d’un enfant qui renverse une bouteille d’encre (la bouteille de l’encrier chinois qui était emballé dans le papier journal) le jour de son anniversaire et qui tache le livre de Paul Claudel qu’on venait de lui offrir, Cent phrases pour éventails. Une tache d’encre qui noircit en même temps les pages du livre que nous lisons, qui se répand en envahissant inconsciemment la beauté nocturne des paysages ferroviaires, ceux si sensibles que décrit Olivier Schefer, ou le détail qui poigne le narrateur dans le tableau du Tintoret. « Cette tache noire n’est jamais partie. Elle s’est répandue ailleurs et n’a jamais cessé de s’élargir, de recouvrir des surfaces, d’absorber des objets. C’est elle que je voyais dans mes paysages nocturnes, par la fenêtre du train, c’est elle encore que je retrouvai dans le ciel du Tintoret… » La métaphore est autant littéraire que picturale. Aussi, de cette scène primitive qui aura blessé durablement l’enfant, Olivier Schefer tirerait une leçon salvatrice. « Le langage, conclut-il, est l’espace de l’affect. » Pour écrire, il faut de l’encre, une encre dans laquelle on puise la « matière indécise » de notre passé afin d’aller à la rencontre de la part dissimulée de nous-mêmes, afin d’en libérer nos émotions. Des émotions qui sont, malgré leur violence, l’expression très douce d’une souffrance et qui finissent par s’apaiser, une après-midi, en ressortant du Jardin des Plantes.

Jean-Pierre Ferrini

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