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L'équilibre

Article publié dans le n°999 (16 sept. 2009) de Quinzaines

Le dernier roman de Colum McCann est un immense creuset pour les voix éperdues de personnages en quête d’amour et de paix. Un requiem polyphonique pour une ville qui change, un cri d’alarme presque désespéré, un élan de tendresse acharné. Ce qu’il appelle « la collision des histoires ».
Colum Mccann
Et que le vaste monde poursuive sa course folle (Let The Great World Spin)
Le dernier roman de Colum McCann est un immense creuset pour les voix éperdues de personnages en quête d’amour et de paix. Un requiem polyphonique pour une ville qui change, un cri d’alarme presque désespéré, un élan de tendresse acharné. Ce qu’il appelle « la collision des histoires ».

Les livres de Colum McCann sont à l’instar des pièges que les chasseurs attentifs dissimulent pour mieux se saisir de leur proie. Il y a une manière étrange de s’y laisser prendre : nous nous laissons bercer par une musique presque imperceptible qui nous fait nous engouffrer dans une histoire sans que nous en pesions les conséquences, jusqu’au climax. La prose limpide se déverse, nous emporte avec une grâce étrange et parfois agaçante. Mais les pièges sont parfois délicieux, et la manière d’y choir nous ravit bien souvent.

À chaque livre, McCann apprivoise un peu plus son écriture, maîtrise un peu plus les manières de polyphonies qu’il affectionne. Il se fait scrutateur exigeant du monde, saisissant avec sûreté une multitude de points de vue et de sentiments, entreprenant une fresque qui semble infinie. De la diversité des instants, il fait un tout, grand rassembleur des éparpillements de vies et de voix qui sinon se perdent dans le brouhaha d’un monde qui périclite. Ainsi, comme dans Les Saisons de la nuit (1), New York constitue le poumon fictionnel de l’œuvre, l’ensemble composite dans lequel s’entrecroisent les destins anonymes et secrets d’êtres qu’un étrange réseau relie les uns aux autres sans qu’ils le devinent vraiment. Il nous entraîne donc dans une succession de monologues intérieurs qui saisissent les angoisses et les vies de personnages touchants, nous faisant pénétrer dans le dédale de leurs sentiments, de leurs doutes et de leurs envies. Le roman devient l’entrecroisement de ces solitudes.

Voici le maelström de ces voix en quête d’apaisement. Un jeune Irlandais rejoint son frère devenu prêtre ouvrier dans un ghetto du Bronx et découvre la complexité de sa vie, entre l’aide désespérée qu’il fournit aux prostituées et son amour naissant pour une jeune mère célibataire. Une femme de la grande bourgeoisie cherche à exprimer sa détresse devant la disparition de son fils au Vietnam. Une jeune artiste s’abîme dans la culpabilité alors que son mari dénie toutes ses responsabilités. Un juge s’interroge sur le sens profond de la vie et de la justice. Un jeune homme tague les murs du métro en rêvant d’une vie meilleure. Une prostituée lutte pour rester près de ses petites filles alors qu’on la condamne. Des étudiants potaches testent de nouveaux outils informatiques… L’épars des solitudes et du déchirement de ces voix se rassemble, comme évidemment, autour d’un événement qui fait exception, brisant la monotonie des jours et ouvrant une brèche dans le chaos incompréhensible de la ville impavide. Le 7 août 1974, Philippe Petit s’élance sur un câble tendu entre les deux tours jumelles du World Trade Center. « Cette silhouette habitée, plaquée contre le ciel, une minuscule esquisse devant l’immensité. » La ville se fige, le monde cherche à saisir ce qui se joue dans cet improbable événement.

L’action insolite de l’étrange équilibriste s’apparente, au-delà du coup d’éclat ou de la performance, à un défi lancé à la face de tous ceux qui le voient, qui ne peuvent s’empêcher de le regarder. Elle recouvre tous les champs de leurs vies, sorte de catharsis collective, insensée et évidente, elle soulage d’émotions et de vides terribles, reprenant le signe même de la vie, le risque, le balancement, la traversée ultime, le pas qui fait se dépasser. L’événement fait se recoller pour un instant l’épars de toutes ces vies, il réunit les points de vue, les restreint jusqu’à l’essentiel. « La beauté pour motivation. Le ravissement ultime d’une marche. Tout réécrire depuis là-haut. D’autres possibles à forme humaine. Par-delà les lois de l’équilibre. » Manière d’arrêt du temps, de pas hors du passé, pour se consacrer entièrement au présent. Il fait figure de bascule d’un monde, d’une civilisation qui se perd dans ses méandres mêmes, qui s’égare en son propre sein. « Comme si le funambule, en quelque sorte, avait anticipé l’avenir. »

Des paroles uniques pour un monde en danger

Car, par-delà l’évidente virtuosité d’une forme et des changements de tons et de points de vue que le livre engage, se joue peut-être l’essence même de l’œuvre de McCann, son obsession pour le temps, ses concordances mystérieuses, et la revendication d’une miséricorde absolue. Il est l’écrivain de « l’immédiat absolu », un humaniste véritable, sorte de justicier ou de prêcheur. Il extrait de la masse des paroles uniques qui ordonnent un sens pour un monde en danger. Le roman suinte d’une angoisse pour l’avenir inscrite dans un passé dont il faut se libérer. Pour cela, l’écriture doit s’attacher aux malheurs du monde, à se saisir de la réalité pour la défaire de ses oripeaux et l’exhiber, et le roman préfigurer l’avenir. Et que le vaste monde… est un livre d’une empathie presque irréelle, il s’apparente au grand partage, à l’équilibre. Pour McCann, il faut segmenter la douleur, la dire, pour la supporter, pour faire se tenir ensemble, côte à côte, les frères humains aux prises avec le grand tout violent et injuste du monde, affronter la mort et envisager l’avenir. McCann s’attache à des destins exemplaires, à des êtres qui entreprennent le mal, le combattent ou qui ont peur, il se pose en moraliste discret, en insoumis tendre, en amoureux de la vie. Ainsi, le livre semble habité d’une force qui le dépasse, d’une connivence et d’une empathie formidables, et l’écriture s’apparente à un sursaut, une mise en garde, un ultime geste de compassion.

1. Belfond, 1998 (réédité en 10/18).

Hugo Pradelle